Pour enseigner auprès des élèves en difficulté, sourds ou entendants, un conseil pédagogique rabâché est de partir du concret. Et si c’était une erreur… (suite)
Brièvetés pédagogique n°2
Les brièvetés pédagogiques sont des apports à chaud avec des lectures, des propos entendus, des dialogues saisis au vol, des situations pratiques institutionnelles, des notes de lecture ou des rapports de séminaires. Elles sont inabouties mais l’expression d’échanges entre nous autour des problèmes spécifiques de l’acquisition du langage et de son enseignement auprès des jeunes sourds et des jeunes entendants.
Philippe Geneste et Philippe Séro-Guillaume
Philippe
Pour rappel de notre dernière discussion, nous disions, qu’en termes pédagogiques, ce qui va faciliter les apprentissages scolaires, c’est que l’enfant va devoir s’immerger dans le langage, mots, expressions, phrases, énoncés, pour parfaire son expression. Cette expression, soulignons-le, formalise, traduit une représentation que la situation pédagogique aura rendue nécessaire. Analysons :
* parfaire l’expression d’une représentation
Le langage est pris pour ce qu’il est, une réalité idéelle prenant une vêture linguistique, signe manuel, vocal ou scriptural pour devenir signifiant
* que la situation pédagogique aura rendu nécessaire
Devenir signifiant c’est-à-dire qui signifie quelque chose pour soi et pour autrui. C’est en effet en situation et en dialogue que le langage trouve sa raison d’être et que les discours trouvent leurs sens. La finalité essentielle d’une situation pédagogique ce n’est pas de transmettre, c’est d’ouvrir un espace partagé, commun, donc un espace de dialogue, de confrontation où viennent s’éprouver les significations, les mots, les énoncés, les discours et donc les formes de langue appelées pour ce faire. Voilà ce qui distingue le sensible du concret.
Est en rapport avec cela, ce que nous défendons depuis longtemps, à savoir que c’est l’exercice de l’expression, la pratique de l’expression qui mobilise, entraîne la pratique de la représentation verbale au plus loin dans sa plasticité constructive.
Philippe
Mais est-ce que ce que nous débattons, ici, est si clair pour les pédagogues ? Je n’en suis pas certain. Un enseignant d’histoire à qui j’en avais parlé avait eu du mal à saisir cette différence entre un enseignement qui s’appuie sur le sensible pour l’élève et un enseignement qui s’appuie sur le concret à l’intention de l’élève. Alors, pour le convaincre, je lui ai donné cet exemple que j’ai gardé en mémoire depuis l’étude de la polémique entre Paul Guillaume et Jean Piaget à propos de l’imitation.
Voilà la situation. Un adulte cherche à ce qu’un enfant l’imite en train de tirer la langue. A trois mois ou quatre ou cinq mois, l’enfant, qui est en face de l’adulte, assez près, ne reproduira pas le geste de tirer la langue, il n’imitera pas l’adulte. Pourquoi ? Piaget l’explique ainsi. L’enfant en fait n’a pas éprouvé les sensations kinesthésiques et gustatives qui lui permettraient « d’en prendre conscience »[1] sur lui-même. Tirer sa langue, en effet est un geste non visible pour l’enfant. Ce que demande l’adulte est très concret, il le fait devant l’enfant, et ça ne marche pas, même à un peu plus de 5 mois parce que l’enfant n’y est pas encore sensible. Bien sûr, si, comme Paul Guillaume, je répète la situation et que j’incite l’enfant, alors, à force de répétition, il va bien tirer la langue en réponse. Il le fait par association à la situation. Mais si ce dressage s’arrête, s’il n’est pas poursuivi avec sa cohorte de sanctions de réussite par l’adulte, le schème tirer sa langue en réponse à l’adulte ne va pas se maintenir. Piaget dit alors que Paul Guillaume décrit le procès d’une éducation qui ne dit rien de l’imitation.
Philippe
Il y a association à une situation extérieure, c’est cette association qui constitue le concret pour l’enfant. Il n’est pas sensible à proprement parler au fait de tirer la langue parce qu’il n’a pas encore assimilé ce schème. Pourrait-on ajouter que l’imitation est rendue plus aisée si l’enfant connaît la signification de tirer la langue ?
Philippe
C’est exactement cela, ce qui pose le statut, ici de la signification. L’enfant qui connaît la signification (narguer, se moquer, montrer une impertinence), ce sera un enfant plus âgé qui sera rentré dans les codes sociaux. En revanche, l’enfant du stade sensori-moteur attribue bien une signification mais elle n’a pas le même statut que celle que donne l’enfant plus âgé. Cet exemple de comportement enfantin de trois à cinq mois montre que ce qui est concret pour l’adulte reste une énigme pour l’enfant. Quand il y aura assimilation de ce schème qui porte sur une partie invisible du corps propre, donc, quand l’enfant aura construit un peu plus son rapport au corps alors, il imitera véritablement.
Philippe
La perception n’est pas une donnée, c’est une construction éprouvée dans l’action par le sujet. Au fond, c’est une leçon pour l’éducation. Et l’enseignant d’histoire a-t-il compris, alors, cette différence entre sensible et concret ?
Philippe
Oui, il a acquiescé à la démonstration. Mais comme tu le dis, c’est une leçon pour l’éducation. Avec le dressage, la reproduction d’un résultat suffit à la visée de l’éducation. La position constructiviste, c’est, à l’inverse, partir de l’assimilation par l’enfant, éviter le dressage pour se situer sur le seul terrain de l’apprentissage par l’enfant.
Philippe
Le dressage, c’est ce que recouvre le terme de scolastique dans nos dialogues, n’est-ce pas ?
Philippe
Oui. La scolastique est ce principe scolaire selon lequel les savoirs transmués en étiquettes métalinguistiques s’empilent. La scolastique fait démarrer les apprentissages par les abstractions, avant de travailler sur les représentations ; elle prétend même qu’il faut, à l’enfant, posséder consciemment ces abstractions pour accéder aux représentations…
Philippe
… comme par exemple dire qu’il faut connaître la grammaire pour pouvoir bien parler, bien écrire, bref, qu’il faut un enseignement grammatical pour permettre à l’enfant d’entrer correctement dans le discours.
Philippe
… exactement. L’enseignement grammatical est l’emblème de la scolastique parce que depuis le XVIIème siècle, on enseigne le français à partir de la grammaire et de l’orthographe pour laquelle elle a été inventée. La grammaire scolastique du français est née de la volonté politique de normalisation de la langue et de son usage. C’est pour cela que cet enseignement se reproduit, sous des argumentations diverses, de siècle en siècle.
Philippe
C’est un fait historique, oui. La méthode d’enseignement scolastique de l’analyse grammaticale rend impénétrable à l’élève sa propre expression voire sa pensée. L’élève est mis devant la contradiction suivante ; il énonce des discours en sachant ce qu’il veut dire, mais en passant à la moulinette de l’analyse de phrase, de l’analyse logique ou de l’analyse morphologique ils deviennent impénétrables pour lui-même et il y perd le sens de ce qu’il voulait dire. Du coup, la scolastique, qui exige de l’élève qu’il apprenne des dénominations métalinguistiques (les noms des catégories grammaticales, les fonctions etc.), englue la pensée enfantine dans une forme du nominalisme (confusion du mot et de la réalité) qui ne l’éclaire en aucun cas. La scolastique, c’est ce qui fait des savoirs grammaticaux des réalités mortes, figées. La scolastique impose un comportement, elle s’oppose à une pédagogie des apprentissages créatifs du langage qui cherche, elle, à ce que l’élève construise les savoirs.
[1] Piaget, Jean, La Formation du symbole chez l’enfant, imitation, jeu et rêve, image et représentation, Neuchâtel-Paris, Delachaux et Niestlé, 1976 (1ère éd. 1645), 310 p. – p.35