Il faut favoriser la sensibilité au langage chez l’élève et non l’abreuver d’exemples concrets…
Brièvetés pédagogiques N°1
Les brièvetés pédagogiques sont des apports à chaud avec des lectures, des propos entendus, des dialogues saisis au vol, des situations pratiques institutionnelles, des notes de lecture ou des rapports de séminaires. Elles sont inabouties mais l’expression d’échanges entre nous autour des problèmes spécifiques de l’acquisition du langage et de son enseignement auprès des jeunes sourds et des jeunes entendants.
Philippe Geneste et Philippe Séro-Guillaume
PHILIPPE
A partir du moment où la question de l’apprentissage du langage est posé en termes de processus de pensée aboutissant à une représentation par signes (signes manuels, mots ) et à son expression en discours, à partir du moment où la langue est considérée pour ce qu’elle est, c’est-à-dire une réalité virtuelle, abstraite et non plus confondue avec le discours comme le fait toujours l’école, alors, jeter certains ponts avec la problématique de l’apprentissage des mathématiques peut s’avérer éclairant.
La pédagogie des apprentissages créatifs des langages comme toute pédagogie constructiviste, se heurte à une incompréhension majeure : alors qu’elle appelle à la pratique des discours pour fortifier la construction du système qu’est la langue chez chaque sujet, alors qu’elle multiplie les recherches concernant la manipulation des modalités de discours pour démultiplier chez les élèves la plasticité de la mobilisation des formes de la langue, ses détracteurs dénoncent en elle une pédagogie qui fait coller l’apprenant au « concret ». Or c’est une ineptie que de parler ici de concret. Un détour par la pédagogie des mathématiques va nous aider.
Stella Baruk, didacticienne et pédagogue théoricienne, dénonce avec justesse et rigueur l’emploi usuel, dans le système éducatif, du vocable « concret ». Ainsi déclare-t-elle, à propos de l’enseignement de la numération, qu’il faut la « rendre sensible, je dis bien sensible et non pas concret »[1]. Appliquée à l’apprentissage linguistique, cette remarque signifie qu’il faut rendre sensible l’emploi des mots et leur sens en discours. Les rendre sensibles et non pas concrets : ce n’est pas l’aspect référentiel des mots qui va faciliter leur apprentissage, ce n’est pas l’aspect référentiel des mots, des énoncés qui va faciliter l’apprentissage du discours.
PHILIPPE
Avant d’aborder l’apprentissage scolaire, il est éclairant de revenir sur le travail fantastique auquel se livre l’enfant qui apprend à parler: travail qui témoigne du fait qu »il accède à la représentation, au système que lui propose la langue. Confronté au continuum des discours oraux, il en abstrait petit à petit des mots et en repère les modes de construction. Les effets de cette appropriation sont connus de tous ; il s’agit des mots que les enfants, lorsqu’ils sont un peu plus âgés, inventent, là aussi, pour la plus grande joie des adultes. Ma fille, âgée d’un peu plus de quatre ans avait, au cours du repas, renversé la bouteille d’eau. « Fais un peu attention lui » dis-je et elle de me répondre « Il fallait la déprocher ». A la même époque, je l’ai entendu dire « J’ai prendu » ; vers six ans « une serviteuse ». Le linguiste Bernard Pottier citait, dans un de ses séminaires, gringoler pour grimper quatre à quatre les marches d’un escalier. Il est remarquable que dans ce dernier cas de figure l’enfant retrouve intuitivement l’étymologie du mot construit à partir du préfixe dé- et de l’ancien français gringoler qui paraît être d’origine néerlandaise[2].
Déprocher, prendu, serviteuse, gringoler, l’enfant ne tient pas ces mots de la bouche de ses parents. Ces créations enfantines témoignent du fait que ce dernier s’essaye à construire les mots et ce dès l’âge de quatre ans ! Qui plus est, sans que personne ne soit avisé de lui enseigner quoi que ce soit en la matière ! Le schème (j’utilise le mot schème pour indiquer que l’enfant sait faire sans pouvoir expliquer la règle qu’il s’est approprié et met en œuvre au plan linguistique) est celui de la formation du mot qui caractérise les langues indo-européennes auxquelles appartient le français, langues où la construction du mot[3] occupe une place centrale. Le mot dans ces langues s’y construit, comme l’explique Gustave Guillaume, à partir d’une base de mot -elle représente l’idée singulière- sous forme de radical dont le sens peut être modifié par des affixes. A cette idée singulière sont associées des notions transversales (le genre, le nombre etc.). L’enfant ne répète pas de l’entendu. Il ne dit pas pris mais construit « prendu » (par analogie avec tenu), il construit déproche par analogie avec, par exemple, défaire.
Ce qui compte c’est que l’enfant ait pu s’approprier les mécanismes qui sous-tendent l’actualisation du mot dans la phrase. Ces mécanismes appartiennent en propre à la langue et pourtant les grammaires traditionnelles n’en parlent pas…
PHILIPPE
… ce que tu dis entre en échos avec l’histoire de l’enseignement du français. Jusqu’au dix-neuvième siècle, on apprend aux élèves la grammaire, la conjugaison, l’orthographe, mais pas les mots. Le lexique (dérivation, famille de mots, radical, préfixe, suffixe, désinence, mot dérivé, mot composé, synonyme, antonyme, sens propre, sens figuré, sens dérivé) n’entrera à l’école primaire qu’en 1880. Je suis surpris que l’enseignement du vocabulaire n’ait pas bougé depuis. De plus, alors qu’il s’agit de mécanismes de construction de langue, la scolastique c’est-à-dire la méthode formelle, traditionnelle d’enseignement, ne les intègre pas à la grammaire mais les renvoie à un cours de vocabulaire… Excuse-moi, je t’ai coupé…
PHILIPPE
Ce que je voulais ajouter c’est que bien évidemment en apprenant la signification des mots l’enfant satisfait aux exigences de la fonction référentielle; comment pourrait-il en être autrement ? Mais tout aussi important, il est attentif, sensible à la théorie que constitue la langue. Il en reconstruit le système où les éléments sont corrélés en terme d’opposition et actualisés de manière univoque ; approcher / déprocher, serviteur / serviteuse, gringoler/dégringoler (faire/défaire). En bref il a fait sien le rapport qui unit forme et sens. Est-il nécessaire de souligner à quel point l’enfant est sensible à l’abstraction que lui offre la langue et à quel point il y a aisément accès, qu’il y prend plaisir ?
PHILIPPE
Le concret maintient l’élève dans la glu référentielle et donc le concret empêche l’élève de considérer le langage pour ce qu’il est, une réalité abstraite, psychique pour la langue et la sémantique, une réalité physique pour la mise en signes (oraux, écrits, manuels/gestuels). En écho Stella Baruk écrit[4] que parler de 30 kg de patates à un enfant, c’est l’amener à se représenter des patates mais pas à se représenter le nombre 30. Or c’est ce nombre qui est visé, d’où l’échec pédagogique de la méthode qui passe par le « concret ». L’enseignant s’empêche alors, sous prétexte de faire dans le concret, soi-disant pour que l’enfant apprenne mieux, l’enseignant, donc, s’empêche de solliciter l’imagination de l’enfant. « le pouvoir de leur imagination est considérable », dit Stella Baruk.
Dans l’usage convenu du mot « concret », il y a l’idée que l’enfant accède directement à la notion qui est l’objet de l’apprentissage. En dénonçant cette illusion, en posant, avec Stella Baruk, la nécessité de rendre sensible à l’élève la notion visée, l’enseignant s’inscrit dans une conception constructive des savoirs. Piaget définit la sensation comme « l’indice d’une assimilation mentale de l’objet à un schéma d’action », ajoutant, « et c’est par conséquent à cette assimilation et à ce schématisme de l’action qu’il convient de remonter si l’on veut saisir le mécanisme psychogénétique sans le déformer par un réalisme imposé pour ainsi dire d’avance »[5]. Un savoir ne surgit pas du concret, mais d’une action sur le concret. Il en va bien ainsi dans l’apprentissage du langage. La langue est un imaginaire, un espace imaginaire. La méthode consistant à enseigner précocement la grammaire revient à créer de toute pièce un espace enclos de barbelés de règles.
PHILIPPE
D’autant plus dommageable que ces règles n’en sont pas.
En effet la grammaire traditionnelle ne s’intéresse en fait qu’aux effets de sens rencontrés au fil du discours, elle ne nous dit rien de la langue à proprement parler. Comme l’indique Gustave Guillaume : « Une erreur certaine de la grammaire traditionnelle (…) est de vouloir expliquer les emplois en parlant d’autres emplois »[6].
La méthode, poursuit Guillaume, « qui consiste à dériver les valeurs d’emploi les unes des autres et à les réduire à l’une d’entre elles considérée comme la source des autres »[7] « conduit à d’insupportables abus d’interprétation ».[8]
Dire aux élèves, comme le fait souvent l’école, que l’imparfait rend compte d’une action qui dure ou se répète c’est leur interdire de comprendre ou plus exactement d’expliquer tous les autres cas d’emplois, qui font alors figure d’exception. L’imparfait -bien nommé puisque imparfait signifie qui n’a pas été mené à son terme- implique une vision d’inaccompli, ou plus exactement celle d’une part d’accompli et celle d’une part d’accomplissement à venir. De là, l’imparfait tient son aptitude à mettre l’événement en perspective. Savoir que l’étendue qui peut être attribuée à la part d’accompli est variable à volonté permet de comprendre tous les cas d’emploi ; non seulement les plus fréquents comme Paul courait, où la part d’accompli est importante, mais aussi une tournure où cette part d’accompli est nulle, comme dans A une minute près je ratais le train ou encore un emploi tel que Ce jour là naissait Victor Hugo… Dans ce dernier exemple, la mise en perspective ne concerne pas l’événement annoncé par le verbe mais la suite des événements qui en découle : l’enfance, la jeunesse du grand homme, l’œuvre à venir etc.
Le refus de cette mise en perspective, pour ne fixer son attention que sur l’événement et son accomplissement, se traduirait par l’emploi du passé simple : Paul courut ou Ce jour-là naquit Victor Hugo. Opposer l’imparfait au passé simple qui lui, rendrait compte d’une action brève ou soudaine c’est interdire aux élèves de comprendre une phrase telle que Les dinosaures régnèrent 140 millions d’années sur… où le passé simple exprime une longue durée.
Dire que le passé simple c’est l’avant plan ou le premier plan du tableau et que l’imparfait c’est l’arrière plan, c’est une explication qui n’en est pas une. C’est une image qui rend compte de l’effet de sens de chacun des deux temps, mais ce n’est en rien une explication des mécanismes qui permettent l’emploi de ces deux temps ; de plus, cette image n’a de valeur que contrastive et ne renseigne pas sur la valeur intrinsèque du passé simple ou de l’imparfait. Autrement dit, action brève et mise au premier plan ne sont pas des explications du passé simple comme temps.
PHILIPPE
Effectivement en privilégiant la dimension référentielle du discours la grammaire traditionnelle scolaire englue le jeune dans le concret. En procédant par des images comme dans l’exemple que tu donnes de l’enseignement du passé simple et de l’imparfait, elle croit rendre concrète la notion alors qu’elle ne parle que de la valeur d’emploi sans rien dire du temps. Et les élèves, au brevet, ânonnent les images d’avant-plan et d’arrière-plan. La grammaire, c’est cela, un espace de règles et de préceptes obscurs où formes et valeurs des formes sont confondues dans des règles hétéroclites. Oui, cet espace interdit à l’enfant de s’aventurer dans les champs libres de l’expression, champs où justement, il éprouverait le langage par le discours et fortifierait la construction systématique du français, c’est-à-dire sa langue.
C’est la pratique du discours qui rend sensible les exigences de construction des mots et des phrases et des énoncés et non la teneur concrète de ces énoncés, phrases ou mots. Là est le rôle majeur de la sensibilité dans l’apprentissage linguistique des écoliers et collégiens. La sensibilité devient alors l’autre nom de la pratique des discours. Car, en effet, « au commencement n’est pas le stimulus mais la sensibilité au stimulus et celle-ci dépend naturellement de la capacité de donner une réponse »[9]. Piaget réinterprète donc la relation stimulus /réponse en « assimilation du stimulus à un certain schème de réaction qui est source de la réponse »[10]. En suivant Piaget, nous dirons que c’est de l’action que procède la pensée verbale ; c’est dans et par l’action langagière que le sujet construit les mécanismes verbaux c’est-à-dire cette psycho-mécanique ou schématisme sub-linguistique dont parle Gustave Guillaume. Passer par le concret comme l’indiquent les promoteurs patentés de la pensée éducative en France, c’est toujours promouvoir l’idée d’une copie du réel par l’élève, c’est toujours ne pas voir ni concevoir qu’un élève ne copie pas mais construit, reconstruit, produit lui-même avant de reproduire quoi que ce soit.
(…à suivre)
[1] « Stella Baruk, apprendre à compter avec ses doigts, c’est merveilleux », Libération du 22/06/2016
[2] Dictionnaire Le Robert
[3] Ou du vocable. N’oublions pas que certaines langues, le chinois par exemple, ne possèdent pas à proprement parler de mots comparables à ceux du français à savoir des noms des verbes …etc.
[4] « Stella Baruk, apprendre à compter avec ses doigts, c’est merveilleux », Libération du 22/06/2016
[5] Piaget, Jean, Introduction à l’épistémologie génétique I La pensée mathématique, Paris, P.U.F., 1973 (1ère édition 1950), 349 p. – p.26
[6] Gustave Guillaume, Leçons de linguistique 1948 – 1949, structure sémiologique et structure psychique de la langue françaiseI, série A, Vol 1 publié sous la direction de Roch Valin, texte établi en collaboration avec René Lesage, Québec – Paris, P.U. Laval – Klincksieck, 1971, p.133.
[7] Ibid. p.78
[8] Ibid. p.133
[9] Piaget, Jean, L’Epistémologie génétique, Paris, P.U.F., 1979 (1ère éd. 1970), 128 p. – p.63
[10] Piaget, Jean, L’Epistémologie génétique, Paris, P.U.F., 1979 (1ère éd. 1970), 128 p. – p.63