Enfance et Politique : pour comprendre d’autres possibles

Comment parler de politique aux enfants ? Un livre vient de paraître que nous croiserons avec des préoccupations piagétiennes

Langlois Denis, La Politique expliquée aux enfants, éditions la déviation, 2022, 56 p. 15€

Denis Langlois avait publié aux éditions ouvrières L’Injustice racontée aux enfants, avec des illustrations de Françoise Boudignon, lorsque, en 1983, les éditions Les Lettres Libres publient La Politique expliquée aux enfants.

Le travail de Denis Langlois relève de la filiation de la Bibliothèque du Travail (connue sous le nom de BT), initiée par Célestin Freinet, en 1932 ; elle s’adressait aux élèves et certains numéros étaient réalisés par des classes. La différence est que Denis Langlois empruntait le vecteur du secteur de la littérature jeunesse pour expliquer les déviations, les chausse-trapes de la question politique dans la société, et pour que s’engage une nouvelle démarche politique dans un avenir espéré. Denis Langlois explique : « Un jour en 1978, je me suis dit : les grandes personnes commencent par être des enfants. Pourquoi ne pas essayer de gagner du temps en parlant dès maintenant aux enfants de politique ? » Le livre eut un grand succès et les éditions étrangères se multiplièrent : Espagnole, Basque, Turque, Afghane, Coréenne, Italienne.

 

Le livre est la réédition commentée de la première parution aux éditions Les lettres Libres. On y retrouve le texte, donc, mais aussi les dessins de Plantu et la même table des matières. Mais pour chaque chapitre, une introduction offre un pré-commentaire du dessin ou de la situation de l’époque, très simplement, très clairement. Pour chaque chapitre, un pré-commentaire du dessin ou de la situation de l’époque introduit le texte proprement dit, texte qui est suivi d’un dialogue avec le jeune lecteur.

Le livre s’interroge alors sur ce qui a changé en 40 ans, et ajoute une citation extraite du texte de 1983 pouvant servir de résumé au chapitre lu. Denis Langlois s’appuie, alors, sur les débats qu’il a pu avoir avec des classes, lors de rencontres en bibliothèque avec de jeunes lecteurs et lectrices[1].

 

En cette période électorale où l’atmosphère médiatique pousse au choix exclusif d’une personne, le livre tombe à pic qui souligne, sans prêchi-prêcha, avec modestie mais vigueur, que la liberté de penser c’est confronter des opinions, et que toute personnalisation du pouvoir est au fond une propédeutique à un pouvoir coercitif. Victor Hugo n’allait-il dans ce sens lorsqu’il écrivait dans Les Travailleurs de la mer : « Chacun est son souverain, non de par la loi, mais de par les mœurs » ? L’interprétation, en tout cas, est permise.

 

Le texte de Denis Langlois invite à une désintoxication au commandement afin de faire obstacle aux volontés de pouvoir, d’emprise sociale et de l’industrie de l’armement.

Le livre est porté par l’espoir que change « la manière dont les hommes vivent sur la Terre ». La vie en proximité est évoquée en ce qu’elle pourrait permettre à chacun et chacune de coopérer, hors toute hiérarchie des tâches, à la vie sociale et au combat contre les inégalités

 

Mais là encore, pas de prêchi-prêcha. Le livre propose une pratique qui rejoint ce que Jean Piaget a maintes fois démontré à propos du jugement moral et du sentiment de justice chez l’enfant. Réfléchir est une activité rationnelle ; or celle-ci exige une décentration de l’enfant lui permettant de se mettre en position de se confronter à divers points de vue, à se décentrer de ses croyances sur le monde physique ou intellectif ou moral : « Le devoir d’un enfant suisse, ce n’est pas de se faire une mentalité planétaire ou mondiale qu’il plaquera tant bien que mal sur la sienne, c’est de situer son point de vue parmi les autres possibles et de comprendre le petit Allemand, le petit Français, etc., aussi bien que lui-même »[2]. La prise en compte des points de vue différents, des centrations diverses, c’est ce que l’on nomme la coopération, et l’on voit ainsi que réfléchir sur la politique d’un point de vue pratique mène non pas à jongler avec des valeurs abstraites, mais à se décider pour entrer en action. Est-il besoin d’ajouter que ce point de vue est en accord avec la pensée enfantine. L’observation du jugement moral, celle de la notion de justice ou d’égalité, chez les enfants, nous montrent que chez eux, « le respect pour l’homme » -pour l’être humain dirait Denis Langlois-, se nourrissant dans la relation inter-personnelle, précède « le respect de la règle »[3].

Si, en matière de documentaire, un chef d’œuvre est un livre qui ne confond pas vulgarisation scientifique (ici sciences sociales, juridiques et politiques, sciences humaines) et simplification réductrice, clarté et platitude, esprit critique et passivité citoyenne ; si un chef d’œuvre se révèle par l’élégance d’une écriture fluide, au style apaisé et à la teneur explicite de la parole tenue ; si un chef d’œuvre est un livre capable de faire advenir à la conscience du jeune lectorat des problématiques qui interrogent les certitudes stéréotypées, si un chef d’œuvre place l’éthique au-dessus de la morale normative ; si un chef d’œuvre est capable de faire de la lutte contre l’injustice non pas un objet de consommation[4] mais un sujet de réflexion et d’action ; alors La Politique expliquée aux enfants est un chef d’œuvre. Il parle vraiment aux enfants, il dialogue avec eux, il leur est accessible et ne verse jamais dans la mièvrerie. Il n’invite pas les enfants de 9 à 16 ans à regarder la politique comme un objet de divertissement spéculatif, un plaisir de lecture documentaire parmi d’autres, il ne fait pas du documentaire pour enfants un objet de consommation, non, Denis Langlois redonne au documentaire une teneur socialement dynamique, celle de comprendre la politique comme une obligation de se décider. Enfin, le livre de Denis Langlois met en pratique une définition magnifique de la lecture : « En fait, ce ne sont pas les livres qui sont importants. Mais ce qu’on pense, ce qu’on rêve, ce qu’on fait après les avoir lus ».

Philippe Geneste

[1] Cette intervention porte à la fois sur le texte initial de 1983 et sur les ajouts de l’édition 2017 (SCUP en lien avec le site la-politique-expliquée-aux-enfants.fr) qui sont, à leur tour, reproduits comme des extraits de la Convention Internationale des Droits de l’Enfant (signée à New York le 20/11/1989). Le jeune lectorat ne s’y perd pas grâce à une mise en page distinctive des différentes natures des textes.

[2] Piaget, Jean, L’Education morale à l’école. De l’éducation du citoyen à l’éducation internationale. Choix de textes, notes, préface et postface, Constantin Xypas, Paris, Anthropos, 1997, 186 p. – p.67.

[3] Piaget, Jean, Le Jugement moral chez l’enfant, Paris P.U.F., 1969, 330 p. (1ère édition, Alcan, 1932) – p.303.

[4] Selon une pensée aiguisée de Benjamin Walter, Essais sur Bertolt Brecht, traduit de l’allemand par Paul Laveau, Paris, Maspéro, 1969, 155 p. – p.121.