Le champ théorique de la langue des signes est traversé par deux théorisations qui, chacune à sa manière, écrase l’objet d’étude à des conceptions communes, à du connu.
La première réduit la langue des signes à une théorie générale des langues parlées d’inspiration occidentale. On y cherche, des sujets et des compléments d’objet, des noms et des adjectifs, des verbes et des adverbes, et, au niveau de ses compétences à générer un discours, des GN et des GV. Scolastique[1] ou d’ordre générativiste, cette première théorisation par l’appareil conceptuel conforme à des langues orales occidentales écrase la réalité de la langue des signes. C’est un peu comme si les chercheurs voulaient faire la preuve de la justesse des concepts d’analyse grammaticale sans rien chercher à montrer de la systématique propre à la langue déclarée être leur objet d’étude. La théorie y est posée en a priori.
A cette forme de théologie grammaticale – les langues sont réduites à une universelle collection de règles – est venue se greffer, en apparence paradoxalement, la théorisation de la langue des signes par l’iconicité. A priori exclusive de la précédente théorisation, elle s’en est pourtant accommodée, afin de s’imposer dans le champ social de la surdité. Elle s’est ainsi identifiée à une lutte communautaire de la minorité sourde longtemps réprimée par l’ordre social, dans le but d’une intégration à cet ordre, notamment en éducation[2].
La juxtaposition des deux théorisations est effective aujourd’hui au niveau décisionnel, produisant une véritable tératogénèse conceptuelle dont un des fleurons est l’affirmation que le français est l’écrit de la langue des signes conçue comme son oral[3]. L’enjeu pour les promoteurs d’une telle ineptie n’est, ni plus ni moins, que de conserver chacun sa propre place sur l’échiquier social de la surdité : l’orthodoxie grammaticale de l’appareil de reproduction scolaire et la théorie de l’iconicité à vocation de renfort du sourdisme, réunies à une même table institutionnelle, y trouvent chacune leur compte. La théorie de l’iconicité y poursuit non un but scientifique mais une volonté de reconnaissance politique ; son mariage institutionnel avec la première théorisation est l’aveu même de ses failles théoriques.
A côté de ces deux théorisations, s’est développée la recherche patiente de Philippe Séro-Guillaume. Délaissant les allées du pouvoir pour les lieux d’enseignement et d’interprétation, n’avançant en théorie qu’au prix de longues heures d’observations et de confrontations avec des praticiens, enseignants ou interprètes, ce chercheur lui-même durant la plus grande partie de sa vie professionnelle interprète de la langue des signes et enseignant formateur au Centre National d’études et de formation pour l’enfance inadaptée (CNEFEI), a posé pierre à pierre les bases d’une d’une nouvelle théorie de la langue des signes.
Cette théorie a été exposée, depuis trente ans, fragmentairement[4] car chaque point faisait l’objet de reprises, de vérifications multiples. On peut dire qu’elle a trouvé sa forme de rigueur depuis vingt ans. Nouvelle, elle se heurte, aujourd’hui, à l’obstacle de la réduction qu’on en voudrait faire à la vision scolastique et à la conception iconique.
S’appuyant sur les principes de la linguistique théorique de Gustave Guillaume et sur le constructivisme de Jean Piaget, croisant la sémiotique génétique du chercheur suisse et la perspective généalogique de l’évolution linguistique du créateur de la linguistique opérative, Philippe Séro-Guillaume déplace la question théorique du domaine social, institutionnel vers le domaine de la connaissance objective. Pour ce faire, il construit une rationalité explicative supérieure. Cette supériorité porte sur le non écrasement de la spécificité de la langue des signes : Philippe Séro-Guillaume démontre que cette langue n’est pas réductible à des structures calquées sur la langue française ou anglaise. Le geste d’écarter l’ethnocentrisme linguistique glottophage est ce qui assure la pertinence de la théorie de Séro-Guillaume. En découle une interprétation au plus près des discours signés, ce qui, par exemple, a permis à Philippe Séro-Guillaume d’élaborer les schèmes d’analyse des signes manuels dont l’application informatique permet la génération en termes de recherche lexicographique[5] et d’analyse du discours. Sont accumulées ainsi les preuves de la nature opératoire de l’explication théorique où l’expérience classificatoire des constituants des signes manuels ne prend de sens que relativement à l’éclairage théorique de leur genèse. La théorie de Séro-Guillaume impose la cohérence de l’explication et de la description de l’objet d’étude. Mais une telle nouveauté[6], se heurte aux savoirs institués :
– celui de la scolastique nie toute genèse des signes et toute spécificité de la langue des signes afin de perpétuer l’ordre répétitif de la grammaire idéologique dont la grammaire scolaire est l’avatar commun.
– celui présent depuis l’institution du bilinguisme en matière de surdité, (années mille neuf cent quatre-vingts en France) et qui étrange la langue des signes dans une iconicité afin d’installer en partage le sourdisme au pouvoir.
Ces savoirs institués sont liés à des positions bureaucratiques de pouvoir –commissions diverse, lieux décisionnels ou de lobbies etc., pouvoir dans l’éducation nationale pour la scolastique, pouvoir à l’université pour l’iconicité –.
La fracture, qu’opère la nouveauté théorique de Philippe Séro-Guillaume à l’égard des théories existantes, reste, toutefois, rétive à toute réduction. En effet, elle n’a pas seulement livré des considérations nouvelles sur l’objet (la langue des signes) des théories, elle a transformé cet objet[7] : la langue des signes cesse d’être saisie comme un artefact pour se dévoiler dans l’ampleur généalogique de la filiation du geste humain. Philippe Séro-Guillaume traite d’autre chose que de la grammaire, il traite des psycho-mécanismes qui engendrent le système d’une langue. Il traite d’autre chose que de l’effet d’iconicité fruit de la fascination devant la pratique de la langue des signes, il traite de la genèse du sens des discours signés.
Cette irruption sur le champ théorique, met en cause des rôles institutionnels, répartition qui n’existe que pour sauvegarder les pouvoirs institutionnels à servir : à l’université l’iconicité et à l’école la grammaticalisation scolastique. Cette séparation, qui répartit différemment des rôles sociaux assignés à la langue des signes, est impossible à maintenir dans le cadre théorique de la langue des signes de Philippe Séro-Guillaume. C’est la raison pour laquelle, la nouveauté théorique se voit repoussée à la marge. La démarche menée patiemment à côté se trouve à la frontière de la zone institutionnelle qui, franchie, la relèguerait dans l’exclusion.
Soulignons que l’exigence théorique de l’œuvre de Philippe Séro-Guillaume la rend rétive tout autant à la récupération par les tenants de l’ex-orthodoxie, celle de l’oralisme. Certains ont cru que Philippe Séro-Guillaume avait troqué son engagement théorique et militant en faveur de la langue des signes des années soixante-dix et quatre-vingt pour une forme atténuée d’oralisme. La présence de son nom au comité de rédaction de la revue Connaissances et surdités en serait une preuve. C’est un contresens qui ne peut avoir pour cause que l’insuffisante attention à l’œuvre théorique. En effet, la place donnée par le théoricien aux labièmes, qui accompagnent la production des signes manuels, n’offre pas de prise à l’oralisme. Les débuts de théorisation de la place des labièmes dans la production linguistique en langue des signes sont des premières réponses aux problèmes de la production orale présente chez les sujets signant. La thèse défendue d’un enracinement de toute production langagière, fût-elle signée, dans l’activité buccale élargit le domaine théorique de la langue des signes à l’ensemble du domaine du langage, lui fait rejoindre ce domaine, l’y identifie au lieu de l’en extraire par excès d’étrangeté. Il y a là une thèse essentielle, par laquelle la théorie de Séro-Guillaume se rattache, très directement, à une anthropologie autant qu’à une théorie du sujet que la science psychanalytique, à l’instar de la psychologie génétique, ne saurait négliger. Cet éclairage neuf mis sur la réalité de la production du discours signé densifie la théorie de la langue des signes. Loin du simplisme institutionnalisé de la langue des signes comme oral du français mais aussi de celui de la langue des signes comme instrument de communication (et non comme langue à part entière), l’articulation des labièmes aux signes manuels érode un peu plus le conflit entre oralisme et manuellisme, entre français et langue des signes, conflit structurant du discours idéologique et scientifique sur la surdité jusqu’à aujourd’hui.
Ni oralisme, ni iconicité, ni statut de langue parlée, ni grammaticalisation sommaire comme voie d’apprentissage, la théorie de Philippe Séro-Guillaume, trace une nouvelle perspective. Les forces institutionnelles, dépositaires du pouvoir de décision sur les connaissances accumulées en matière de langage et de surdité ainsi que sur leur transmission auprès des professionnels et sur les modalités de leur application en situations d’apprentissage, ces forces s’entêtent à entretenir l’usage de positions défaites par les faits. Il faut sortir du schéma de l’iconicité comme du schéma de l’oralisme, il faut s’extraire du schème séculaire humanité oralisante / humanité signante. Si la théorie de Philippe Séro-Guillaume ressent le risque d’être poussée vers le silence de la marge, c’est que « dans toute société ce sont ceux qui administrent le régulier qui sont consultés également sur l’exceptionnel »[8].
C’est probablement ce fait qui a poussé Philippe Séro-Guillaume à publier aujourd’hui la chirologie, c’est-à-dire l’analyse explicative de toute genèse des signes. Cela fait trente ans que Philippe Séro-Guillaume a établi cette description analytique. Il l’avait réalisée, à la fin de l’ère triomphante du structuralisme, pour fournir une base indiscutable à un travail commun avec le linguiste Companis. Ce qui, déjà, à l’époque, préoccupait Philippe Séro-Guillaume, c’était de trouver, au niveau de la sémiologie, les mécanismes de la genèse des signes.
Bien sûr, c’est une interrogation pour l’histoire de la science linguistique que de savoir pourquoi un tel délai d’attente pour sortir au jour public une telle analyse qui est à l’étude de la langue des signes manuels ce que la phonologie est à l’étude de la langue parlée. Ce silence nous semble ne pouvoir s’expliquer qu’eu égard à la preuve grandissante au fil de ces années, pour Philippe Séro-Guillaume, que tout discours scientifique sur la langue des signes devait sortir des préoccupations théoriques restreintes pour intégrer des relations de champs de savoirs (ce que nous avons nommé précédemment transformer l’objet d’étude) pour accéder à des connaissances explicatives des réalités de l’apprentissage du langage (de la langue des signes mais aussi du français). Il est probable que le théoricien restait insatisfait du cadre théorique alors en sa possession ; il souhaitait avancer vers une théorie opérative du langage ; la chirologie viendrait fonder l’étude de la sémiologie, prenant place au sein du système de la langue des signes. Le labeur de description et de classification permettait certes de définir un objet déterminé pour la science nouvelle, mais il fallait pousser plus avant la question de la langue des signes pour l’inscrire dans une linguistique théorique scientifique. En quelque sorte, pour que la chirologie sorte du point du jour qui l’a vu naître, il fallait que la langue des signes cessât d’être comprise comme un objet d’étude isolé et que son inscription dans un enjeu de société la transforme en objet d’étude.
En tout cas, c’est ce qui advient : la chirologie ici présentée s’inscrit bien dans le champ de la nouveauté théorique comme un pan supplémentaire qui retient toute tentative de réduction de la théorie de Philippe Séro-Guillaume à un des deux champs de théorisation dominant et encore moins, évidemment, à la monstruosité de leur articulation. La proposition d’une transcription, premier pas vers une écriture de la langue des signes, éloigne à jamais la perspective théorique, qui se trace, des chemins battus évoqués précédemment. L’originalité théorique de Philippe Séro-Guillaume ne saurait être soutenue par les savoirs institués parce que son « pouvoir explicatif augmenté »[9] dénonce leur propension à cultiver un domaine d’opinion alors qu’il s’agit de circonscrire un domaine de connaissances objectives sur la langue des signes, une science du langage – ce qui demeure insaisissable aux tenants de théorisation pour qui l’objectif de l’obtention de pouvoirs institutionnels prévaut sur les exigences
-de pertinence dans le rapport à l’objet d’étude,
-de cohérence dans les explications aux différents niveaux (celui de l’expression, celui de la représentation, celui des mécanismes sous-jacents à toute genèse linguistique)
-de méthode d’expérimentation et d’observation où éprouver la théorie : Philippe Séro-Guillaume ayant choisi d’éprouver ses hypothèses avec les professionnels de la surdité et de l’acquisition du langage dans les situations pratiques et non dans la colloquialité universitaire, ce qui explique la présence dans le corps de ses travaux, préférentiellement, des questions de l’apprentissage, en plus de celles de l’interprétation et de la systématisation de la sémiologie des signes manuels ici exposée.
Le travail théorique de Philippe Séro-Guillaume sur la langue des signes vaut que l’on parle de langue des signes française, anglaise, chinoise, indienne… Pour autant, elle ne quitte pas le rivage de la symbolisation linguistique pour appréhender les problèmes auxquels cette langue est confrontée et avec lesquels l’enfant sourd est mis en présence au cours de la genèse constructive qui le fait naître à la langue. La théorie d’une langue expose, au fond, les solutions par elle apportée à des problèmes propres d’expression et de représentation.
Le sourd est un être de langue sans aucune étrangeté à son humaine condition. Ainsi pourrait être résumée l’enjeu de l’exigence théorique de l’œuvre de Philippe Séro-Guillaume.
Une force de cette théorie est de saisir la spécificité de la langue des signes par une étude systématique de la psychosémiologie (celle du langage effectué par les gestes, désignée parfois, par le théoricien, chirologie, terme que nous avons repris) et par la description des systèmes propres à produire des discours signés sur la base des mécanismes du langage qui sont le soubassement opératif de toute activité linguistique d’un sujet[10]. Quel que soit son objet d’étude particulier –étude de la réalisation des signes, étude de la production d’un discours, analyse du psychisme constructeur des signes–, le théoricien l’aborde avec le même cadre théorique. Cette unité du point de vue constructiviste, qui est le sien, préserve l’indépendance scientifique de la théorie en même temps qu’elle autorise et même requiert une théorie des apprentissages linguistiques ouverte sur une anthropologie du langage gestuel.
Philippe Geneste
[1] Nous appelons scolastique, le fait de privilégier la règle contre le sens, le fait de faire taire chez les élèves leurs intuitions et constructions propres pour leur substituer la leçon de grammaire. Dès l’école primaire, la scolastique exige de l’élève qu’il apprenne des dénominations métalinguistiques (les noms des catégories grammaticales, leurs fonctions etc.) donc des éléments isolés, étrangers à toute pratique verbale des élèves, avec pour conséquence d’engluer la pensée enfantine dans une forme du nominalisme (confusion du mot et de la réalité). La scolastique, c’est ce principe scolaire selon lequel les savoirs transmués en étiquettes métalinguistiques ou alors en disciplines s’empilent comme on le ferait avec des objets. La scolastique fait démarrer les apprentissages par les abstractions, avant de travailler sur les représentations ; elle prétend même qu’il faut, à l’enfant, posséder ces abstractions pour accéder aux représentations… Ainsi, l’Institution scolaire repose toujours sur l’idée qu’il faut connaître la grammaire pour pouvoir bien parler, bien écrire, bref, qu’il faut un enseignement grammatical pour permettre à l’enfant d’entrer correctement dans le discours.
La grammaire scolastique du français est née, au XVIIème siècle, de la volonté politique de normalisation de la langue et de son usage ce que l’histoire de l’enseignement du français atteste. Cette conception institutionnelle conçoit l’enfant comme un altérateur de l’héritage linguistique qu’il s’agit immédiatement de redresser. Alors on va enseigner le français à partir de la grammaire et de l’orthographe pour laquelle elle a été inventée.
[2] Geneste Philippe, « La langue des signes parmi les langues du monde », Liaisons, n°17 septembre-octobre 2009, p.46-47 ; Geneste Philippe, « La psycho-mécanique du langage et la langue des signes française. Aperçus des avancées théoriques nouvelles à partir des travaux de Philippe Séro-Guillaume », Degrès. Revue de synthèse à orientation sémiologique, n°143/144, automne-hiver 2010, p. H1 à H17
[3] Séro-Guillaume Philippe, Geneste Philippe, « L’Apprentissage de la lecture et l’appropriation de l’écrit dans l’éducation bilingue », Connaissances et surdités, n°15 Mars 2006 p.28-31
[4] Un livre paru en 2008 rassemble une partie du matériau : Séro-Guillaume, Philippe, Langue des signes, surdité et accès au langage, Éditions du Papyrus, France, 2008, 205 p. (deuxième édition revue et augmentée en 2012)
[5] Le Dictionnaire bilingue français/LSF, LSF/français, Le Fournier signé coédition Scérén/CRDP du Nord-Pas de Calais/INS HEA de Suresnes, deuxième édition , 2007 y puise sa force d’exploration des signes, même si les modalités de classement choisies sont propres à leur autrice.
[6] Sur la question de la nouveauté en matière de théorie voir Tort, Patrick, L’Ordre et les monstres. Le débat sur l’origine des déviations anatomiques au XVIII° siècle, Paris, Syllepse, 1998, 245p et Tort, Patrick, La Seconde Révolution darwinienne, Paris, Kimé, 2002, pp.99sv.
[7] Toute grande théorie, écrit l’épistémologue théoricien de l’analyse des complexes discursifs « transforme son objet » La Seconde …, op. cit. p.100
[8] Tort, Patrick, La Seconde Révolution darwinienne, Paris, Kimé, 2002, 139 p. – p.122
[9] L’expression est de Patrick Tort , La Seconde … op. cit. p.99
[10] Séro-Guillaume, Philippe, Langue des signes, surdité et accès au langage, troisième édition revue et augmentée, Chambéry, éditions du CNFEDS – Université Savoie Mont Blanc, 2020, 302p. + carnet pratique d’analyse componentielle des signes manuels assortie d’une transcription 11p.