Pourquoi une seconde édition de A bas la grammaire ?

Pour accompagner l’édition revue et augmentée de A bas la grammaire, pour un apprentissage créatif du langage, éditions Quiero, 2024, 150 p., interrogeons-nous, à nouveau sur le rapport entre les opérations linguistiques et les opérations cognitives. Qu’est-ce qui se joue de l’acquisition du langage par l’enfant en classe ?

PHILIPPE : Le travail de l’enseignant est de penser aux procédures ou dispositifs pédagogiques qu’il met en place ; de les penser de manière à ce qu’elles servent d’appui au travail des élèves cherchant à résoudre la nouvelle situation sur laquelle ils doivent agir. Ces dispositifs doivent intégrer la dimension temporelle de l’accompagnement de chaque élève. C’est en effet durant ce temps d’accompagnement que l’enseignant peut saisir comment pense l’élève, ce qu’il active cognitivement pour réaliser son travail. Et là, on ne peut pas passer à côté du choix de la pédagogie qui doit être active, qui doit reposer sur le tâtonnement, mais aussi sur le travail dialogué et coopératif entre les élèves. Cela suppose une grande planification de la part de l’enseignant, une planification ouverte, car les élèves imposeront des bifurcations. Et du coup, la procédure d’essai et d’erreur vaut aussi pour l’acte d’enseignement !

 

 PHILIPPE : Oui. Mais l’enseignant sait ce qu’il veut que les élèves construisent. 

 

PHILIPPE : tu dis construisent, pas apprennent ?

 

 PHILIPPE : Oui, ici, je préfère construisent à apprennent car apprendre ne doit arriver qu’à la fin de la mise au travail dans la situation. Construire suppose comprendre ce qu’on fait. La construction compréhensive, ce pourrait être cela l’apprentissage. Apprendre se définirait alors construire compréhensivement.

 

PHILIPPE : Ça se discute car tout dépend de la définition que l’on donne à apprendre. En tout cas, le mot construire souligne qu’il y a action. Ce qui est construit permet de faire, faire et non pas, nécessairement, connaître consciemment. J’en veux pour preuve les créations de mot chez des enfants qui seraient bien en peine, vu leur âge, d’expliquer le mode de construction du mot qu’ils utilisent par exemple : déprocher, décédation, gringoler, ils sontaient.

Quand on veut travailler sur une structure, à l’école primaire évidemment mais au collège aussi, il serait présomptueux de vouloir que cette structure soit consciemment saisie par les élèves. Comme le dit Bärbel Inhelder dans l’entretien de Voyat avec Piaget, « les structures ne sont pas des observables »[1]. Et c’est vrai pour les structures linguistiques. En croyant qu’à 7 ou14 ans les élèves peuvent travailler consciemment sur les structures, l’école se fourvoie gravement ! Or, la grammaire, scolaire dès le CP et surtout le CE1 repose sur cette croyance ; on peut même dire, sur ce dogme. Il suffit de lire la manière dont des élèves de sixième en difficulté d’écriture et de lecture travaillent sur l’écrit pour s’en rendre compte. Je renvoie au Journal de travail de caviardage publié de mai à juillet 2019 sur https://www.lesart-psychomecanique.fr/2019/05/ où on suit la manière dont les élèves s’approprient l’écriture ; on suit les problèmes concrets qui se posent à eux, leurs tentatives pour les résoudre. Par le dispositif pédagogique du caviardage, l’écriture est devenue une matérialité, une matière à travailler. Ainsi elle cesse d’être un objet d’abstraction dans lequel les élèves doivent dégotter des règles de grammaire, des catégories qui n’ont aucune signification pour eux (et pas que pour eux puisque l’institution impose les livres du maître). Durant les séances de caviardage, les élèves sont sur du comment faire, d’où l’importance de la procédure, ils manipulent, ils montent leur texte. Les consignes ne les orientent pas vers la définition de ce qu’est chaque composante des textes, mais bien vers comment construire le texte (comment je m’y prends, ce que je dois faire, ce que je fais). Elles les orientent aussi vers le pourquoi j’écris, c’est-à-dire j’écris pour dire quoi, car le sens c’est essentiel quand on utilise le langage écrit ou oral.

 

PHILIPPE : Note bien que si l’enseignant peut suivre le travail de chaque élève dans les séances de caviardage, c’est parce que le processus d’écriture repose sur la procédure, le maniement ce qui rend le langage écrit observable pour l’élève mais aussi observable pour l’enseignant qui suit l’élève. La pédagogie pour un enseignement créatif du langage repose sur la découverte par l’élève de ce qu’il fait sur les mots, les syntagmes, les phrases, les textes ; et cette même pédagogie repose chez l’enseignant sur la possibilité de comprendre ce que l’élève a construit, ce qu’il maîtrise comme structure linguistique. Dans l’exemple du caviardage publié sur LESARTPSYCHOMECANIQUE, il est demandé à l’élève de se rendre compte de là où mènent ses opérations ; et il s’en rend compte en en rendant compte durant les échanges avec les autres et avec l’enseignant, le temps de ces échanges étant contenus dans le dispositif pédagogique.

 

PHILIPPE : C’est sûr que vu la conception des cours de grammaire au primaire ou au collège, l’enseignant ne risque pas de suivre les élèves, puisqu’on lui demande de leur révéler les structures grammaticales, qu’il leur suffira d’apprendre… Dans le cours de grammaire scolaire, c’est toujours l’enseignant qui déclare où ça mène, ce qu’on doit trouver, pire, il dit a priori ce que c’est. Or, je suis d’accord avec toi, seul le développement, le cheminement de l’élève lui montre où ça le mène et montre à l’enseignant jusqu’où l’élève va sur la construction d’une opération linguistique, orale ou scripturale : ne pas partir de là, c’est ne pas pouvoir accompagner, ne pas se donner la possibilité de suivre les élèves dans leur apprentissage du langage.

 

PHILIPPE : Si à l’école et au collège, l’école se fourvoie gravement, en revanche, plus tard, au lycée, alors ce serait possible de travailler sur des structures, les élèves sauraient non seulement faire (c’est-à-dire les utiliser et pour le français, sauf pathologie, c’est naturel) mais aussi ils pourraient savoir ce qu’ils en pensent.

 

PHILIPPE : Or on abandonne l’enseignement grammatical au lycée, soit au seul moment où il pourrait devenir pertinent !

 

PHILIPPE : L’aveuglement de l’école est stupéfiant. Car comment ne pas comprendre qu’une structure est à l’œuvre bien avant que le sujet n’en ait conscience ? La multitudes travaux en psychologie génétique et autres théories de l’apprentissage constructiviste ne peuvent tout de même pas être balayés d’un revers de la main !

 

PHILIPPE : Peut-être aussi, pour ce qui est du français, que l’école se fourvoie parce qu’elle refuse de prendre en compte le temps nécessaire pour apprendre : la construction de la langue par l’enfant prend du temps. Pour le pouvoir politique, la langue est une chose donnée, innée ; pour le pouvoir institutionnel la langue que possèdent les élèves ne se différencie pas de la langue que possèdent les adultes. Les programmes d’enseignement de la langue française pâtissent de cette vieille lune. Et c’est dramatique.

 

PHILIPPE : L’école procède ainsi : elle enseigne un capharnaüm de règles, de catégories grammaticales, qu’elle pose devant les élèves comme un système tout fait, tout prêt, et elle demande aux élèves de s’emparer de ce système abstrait pour aller vérifier l’existence de certains de ses éléments dans les faits verbaux écrits en général. Les élèves, ils ont de 7 à 14 ans, ne peuvent pas suivre parce qu’ils ne pensent pas selon cette pente abstraite. Ils construisent dans le pas à pas, par des assimilations successives de mécanismes saisis par la pratique des discours. Et quand un enfant a construit une structure verbale, pas le système entier de la langue, mais une étape de ce système en quelque sorte, ce qu’il a construit, il ne va pas l’oublier, parce qu’il va en user. En revanche, ça va l’amener à modifier sa pratique du discours, à s’approcher un peu plus de la norme du langage adulte. Tu qualifiais de « dramatique » la conception de l’institution scolaire en matière grammaticale. Eh bien je crois que le fait de passer outre les constructions enfantines pour aller directement aux règles et catégories, c’est empêcher toute réflexion sur les discours avec les élèves. C’est condamner l’enseignement à l’échec. Mais l’école parlera de l’échec des élèves…

 

PHILIPPE : La langue est une construction interne, virtualisante dirait-on en suivant Guillaume. Elle est le produit d’une organisation intérieure, génétique au niveau du sujet et des sujets dans leur besoin de s’adapter au milieu culturel où chaque sujet vit. Mais cette organisation intérieure, n’est pas donnée a priori. La preuve, c’est qu’un enfant élevé dans un milieu linguistique chinois parlera le chinois, mais élevé dans un milieu linguistique berbère, il parlera berbère. Donc l’éducation est essentielle pour que l’enfant construise sa capacité à discourir en étant compris et en comprenant ; l’éducation, et d’abord l’éducation après la naissance, bien avant l’école, est essentielle dans la construction par l’enfant de la langue. Il ne l’invente pas, elle existe bien en dehors de lui, mais il doit la construire et il la construit selon un processus d’équilibration majorante.

 

PHILIPPE : pourquoi majorante ?

 

PHILIPPE : Piaget distingue deux types d’équilibration, la simple et la majorante. L’équilibration simple : c’est celle qui après un déséquilibre permet au sujet à revenir à l’état antérieur au déséquilibre. L’équilibration simple, disons, que c’est un retour à l’équilibre momentanément perturbé. L’équilibration majorante, en revanche, est celle où il n’y a pas retour à l’état antérieur mais dépassement et donc nouvel équilibre. Pour l’école, tout cela n’existe pas, or ce sont des opérations mentales régissant l’ensemble du domaine cognitif, domaine auquel appartient la langue, parce que la langue est un système mental, et une construction qui est virtualisation de mécanismes verbaux rendus disponibles lors de chaque acte de parole ou d’écriture.

[1] Entretien de Jean Piaget avec Gilbert Voyat assisté par Bärbel Inhelder, Dactylogramme de 1980 mis en ligne par la Fondation Jean Piaget pour recherches psychologiques et épistémologiques, 6 p. –p.2.