Genèse de l’éducation hiérarchique est le dernier livre de Philippe Geneste. Il y est traité de l’inclusion,
d’une critique des critiques de l’école libérale, du chahut, du règlement intérieur des établissements, de la perpétuation de l’ordre moral en éducation, de l’ordre médico-scolaire, de la remédiation, du discours réactionnaire en éducation, de la conception institutionnelle de l’innovation, de la culture scolaire et de la culture de masse. Le livre interroge les discours visant à redresser l’école capitaliste auxquels l’auteur oppose un projet syndical d’autonomie éducative nourri des pédagogies coopératives, actives et de réflexions syndicales oubliées et renouvelées par l’auteur à partir de sa pratique pédagogique et de son expérience militante. La pédagogie pour un apprentissage créatif du langage y tient une place de choix. Qu’on en juge avec cet extrait du livre.
Lesart-psychomécanique
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Philippe Geneste, Genèse de l’éducation hiérarchique. Le travail de l’école : contribution à une critique prolétarienne de l’éducation, Chambéry, éditions CNFEDS université Savoie Mont Blanc, 2017, 270 p. 20€
Faire des sujets des objets, ou fétichisme des savoirs et grammaire
Partons du passage de l’oral à l’écrit chez les élèves francophones. Un phénomène curieux s’y manifeste. La méthodicité de l’analyse grammaticale scolastique rend impénétrables à l’élève sa propre expression voire sa pensée. L’élève est mis devant la contradiction suivante ; il profère des discours en sachant ce qu’il veut dire, mais les discours passés à la moulinette de l’analyse de phrase ou de l’analyse logique ou de l’analyse morphologique deviennent impénétrables pour lui-même et il y perd le sens de ce qu’il voulait dire. Il sait ce qu’il veut dire mais le résultat de son expression, ce qui est exprimé, n’a pas de sens. A-t-on mesuré l’importance de cette question ? le système scolaire s’est-il préoccupé un tout petit peu de cet état de fait engendré par les méthodes et positions didactiques et programmatiques qu’il a lui-même imposées ?
Ce qui est pointé par ces copies d’élèves, c’est qu’en utilisant un métalangage grammatical pour apprendre à parler et à écrire (finalités toujours affirmées dans les programmes officiels), métalangage obscur et sans véritable portée de vérité pour l’enseignant lui-même, la pratique linguistique de l’écrit dans la classe perd toute signification pour les élèves. On est au plus près de ce qui fait difficulté en mathématiques, à savoir la fermeture du langage (ici de la langue) au monde.
La tendance actuelle à organiser des grilles de compétences ne fera qu’approfondir un peu plus cette déraison linguistique qui prévaut à l’école. L’efficacité des réponses à des grilles d’items laisse dans l’impensé de l’école le sens à donner aux discours, sens sans lequel il n’y a aucun espoir de faire entrer tous les élèves (et non une rarissime élite) en contact avec la réflexion sur les discours et donc au cheminement réflexif (beaucoup plus tard dans la scolarité que l’école primaire comme c’est le cas aujourd’hui -avec l’échec total que c’est-) vers l’étude de la langue. La scolastique met en rapport sur les feuilles d’exercice et de devoir des signes sans se soucier de savoir si les objets signifiés sont en rapport entre eux dans l’esprit. Et, au final, pour l’élève, comme pour l’être aliéné tel que décrit par Simone Weil, la signification des signes finit par ne plus rien vouloir dire. Il y a une véritable dépossession de sa pensée par une dépossession de son langage orchestrée par les enseignements grammatical et orthographique : « Comme à l’usine où la production a pour fin un agencement méthodique des pièces, les choses prennent la place de la pensée »[1]. Les règles grammaticales et d’orthographe sont des formules dont le rapport avec les applications demandées par l’enseignement reste tout à fait impénétrable à la pensée de l’élève -et pas que de lui-. Voyez les règles de l’accord du participe passé des verbes pronominaux et vous comprendrez fort bien de quoi il est question dans ce propos. L’élève apprend des règles, il les applique au petit bonheur la chance, le résultat est ce qu’il est, il se persuade, donc, à cause de ce type même d’apprentissage imposé par l’école, que la grammaire relève des formules aux effets aussi fortuits que ceux d’une formule magique. La grammaire est assimilée par l’élève au grimoire de quelque Merlin. Il suffit d’y croire, pas de comprendre, et voilà comment l’école apprend à croire alors qu’elle devrait tout faire pour développer la gourmandise d’apprendre à penser. On demande à l’élève de se prosterner devant des règles incompréhensibles que même l’institution est incapable d’expliquer : il suffit de constater la multitude des théories auxquelles, selon les questions de grammaire abordées, elle a recours pour accorder à notre critique l’aval des faits.
Cette aliénation orchestrée par l’enseignement grammatical a pour effet d’enlever à l’enseignantE son œuvre d’intermédiaire entre la science linguistique et la pratique langagière des élèves. La règle se donne comme pure théorie (elle n’en est pas une mais elle se donne pour telle) ; or, il n’y a pas de médiation possible entre elle et les productions des élèves parce que tout bonnement, il n’y a pas de pensée médiatrice, de sens médiateur : avec la règle on serait en quelque sorte directement au cœur de la langue. Bien sûr ceci est ubuesque et purement irrationnel, mais l’enseignement du français relève de cette aporie. La médiation est impossible puisque la réalité subjective de l’appropriation par l’élève des modalités de l’expression, des mécanismes du discours, des conventions de mises en discours est occultée, biffée, évacuée de la scène didactique et pédagogique.
Quelle contradiction ! On continue à dire que sans la grammaire, l’élève ne saurait pas écrire ou écrire correctement, mais en même temps, cet enseignement de la grammaire nie l’acte d’écriture, ne le prend pas au sérieux, le minimise en tant que fait d’ignorance qui doit d’abord consolider ses bases de métalangage linguistique. Aucun rapport n’est fait entre les règles livrées comme intangibles et une pensée qui aurait dicté ces règles, qui aurait permis de les déceler et de les formuler. La grammaire se donne comme totalement extérieure aux humains, comme un objet extérieur à la pratique humaine des discours, comme extérieure, donc aux discours : elle se donne comme essence de la langue, cet objet que l’élève doit acquérir, posséder, avoir, pour pouvoir parler, écrire. La grammaire est imposée comme métalangage qui ne signifie rien du langage propre de chaque élève, qui ne signifie rien dans l’acte de discourir de chacun. Allant plus loin encore, la déraison scolastique interdit au sujet d’agir sur le langage, notamment le langage écrit. En effet, si ce qui permet d’agir sur le monde c’est la signification que le sujet donne aux choses, ce qui lui permet d’agir sur les mots et le discours, c’est la signification qu’il donne aux mots sur les mots et les discours. Si ceux-ci lui restent étrangers car vides de sens, le sujet reste étranger à la grammaire. Et c’est bien le cas. La grammaire devient alors un bel exemple de l’aliénation du langage organisée par le métalangage scolaire sur la syntaxe, la morphologie et le lexique. Le fétichisme des savoirs trouve dans la grammaire son point extrême d’efficacité, son espace public de dessaisissement de soi organisé par le système scolaire bourgeois.
[1] Simone Weil, Réflexion sur les causes de la liberté et de l‘oppression sociale cité par Nadai Taïbi, La Philosophie au travail. L’expérience ouvrière de Simone Weil, L’Harmattan, 2009, p. 194