En ce qui concerne l’interprétation le modèle pragmatique théorise essentiellement à partir des insuffisances de l’interprète (maitrise des langues, du sujet traité …etc.) et des limitations dues aux mauvaises conditions d’exercice de l’interprétation (acoustique, visibilité …etc.). Bien évidemment l’interprète n’est pas infaillible. Il y a, selon l’expression consacrée, des jours avec et des jours sans ! Toutefois ….
C’est la créativité qui conditionne le succès d’une interprétation plus qu’une gestion prosaïque de moyens limités.
L’interprète français/LSF-LSF/français est amené à travailler dans des circonstances très variées et pour des publics très divers. L’exemple que je présente pour illustrer ce point de vue concerne l’interprétation de français vers la LSF de cours à des étudiants d’un niveau approximativement bac + 2.
Il va de soi que les enseignants ont un savoir supérieur à celui des lycéens ou des étudiants auxquels ils s’adressent. Toutefois leur discours est adapté à ce que ces jeunes gens, qu’ils soient entendants ou sourds, sont en mesure de recevoir. Dans ce cas de figure l’interprétation en LSF est envisageable car le public auquel s’adresse l’interprète est en mesure de recevoir le contenu des discours qui lui sont adressés. Cela signifie que les sourds concernés ont suivi des cours de niveau équivalent à celui de leurs homologues entendants et que comme ces derniers, ils ont des connaissances suffisantes et savent que dans le cadre d’une conférence ou d’un cours la compréhension n’est pas nécessairement immédiate et totale, qu’elle se construit au fur et à mesure de l’intervention du conférencier.
Ils savent :
- qu’il faut accepter pendant un certain temps de ne pas tout comprendre, que cela fait partie du processus normal de la transmission du savoir et,
- que dans ce cadre, les modalités de communication sont tout à fait différentes de celles qui sont mises en œuvre dans la vie de tous les jours à l’occasion d’échanges avec des interlocuteurs connus. En effet La situation de dialogue implique que par le jeu des adaptations réciproques entre ces derniers, la compréhension soit en permanence maintenue à un niveau optimum.
Il est important de prendre en compte le fait que les étudiants sourds ont nécessairement une double compétence linguistique.
D’une part ils signent, c.-à-d. « parlent » la LSF, un idiome hétérogène comportant des signes manuels institués : les orthosignes. A ces signes sont associés des labièmes (labièmes : items dérivés des mots français que les signeurs articulent sans voix, cette articulation hypertonique favorisant la lecture labiale. La dérive par rapport au français est importante puisque ces items ne comportent plus aucune marque grammaticale. Par exemple c’est toujours compris qui est associé à l’orthosigne là où en français on attendrait comprenons, compréhension …etc.). La gestualité coverbale, à savoir les gestes descriptifs, la mimique …etc., participe du discours signé
D’autre part, même si c’est avec plus ou moins d’aisance, ils écrivent et lisent nécessairement le français qui est leur langue d’étude. Ce point comme nous allons le voir conditionne la nature de la prestation de l’interprète dans ce contexte particulier.
Le passage interprété
C’est avec un exemple glané au fil d’une de mes interprétations que je vais illustrer la créativité de l’interprète. Pour la petite histoire, j’interprétais, au début des années 80, un cours de psychologie donné à de futurs éducateurs spécialisés, une trentaine de personnes parmi lesquelles étaient intégrés six sourds. Ces sourds étaient les premiers à avoir accès à la formation d’éducateur spécialisé et il va sans dire que le lexique de la LSF était vierge de toute terminologie afférente aux matières enseignées dans le cadre de cette formation.
L’interprétation que je vais proposer n’est sans doute pas exempte de défauts, mais elle a le mérite dans son authenticité et sa spontanéité de mettre en évidence cette créativité qui nous occupe aujourd’hui. Au fil de son cours, le professeur déclare :
Le père est la tierce personne qui empêche la fusion entre la mère et l’enfant …
A l’époque les termes fusion et tierce personne dans le sens où ils sont employés ici n’ont pas de correspondance en LSF. Les sourds « disent » (labième et orthosigne) généralement Maman et Papa. Les orthosignes en sympathie avec l’image labiale, deux syllabes, consistent en un redoublement des orthosignes (Ils sont notés en majuscules entre crochets) [FEMME] et [HOMME]. Pour signifier Mère ou Père, on observe parfois, mais beaucoup plus rarement les labièmes MERE et PERE associés aux orthosignes [FEMME] et [HOMME]. J’avoue ne plus me souvenir laquelle de ces deux solutions j’avais retenue. J’indiquerai ici la plus idiomatique. Maman et papa au lieu de mère et père ne sont pas en LSF la marque d’un langage enfantin ou familier.
L’interprétation qui m’est venue à l’esprit pourrait en restant au plus près possible de l’énoncé en LSF être rendue par la maman, l’enfant sont tous les deux liés en relation de fusion, le papa, la tierce personne, en s’interposant, les sépare.
L’énoncé en LSF exploite le schéma figuré ci-dessous (Le lecteur se trouve dans la position de l’interprète. Le schéma essaye de rendre compte de l’utilisation de l’espace. Les chiffres indiquent l’ordre dans lequel sont effectués les signes) :
Examinons dans le détail cet énoncé. Voici la première partie :
La première ligne transcrit ce qui est labialisé, la seconde ligne entre crochets ce qui est signé manuellement
MERE ENFANT FUSION
[MAMAN] [ENFANT] [↔] [LIÉS] [F.U.S.I.O.N.]
Dans le même temps que le signe [MAMAN] est effectué de la main droite, l’index de la main gauche localise, « pose » tout à fait à gauche la mère. Puis le signe [ENFANT] est produit et localisé de la même manière, il est posé à côté de la mère. Ensuite le déictique [↔] (il pourrait être traduit par tous les deux) le pouce et l’index de la main droite viennent pointer les deux points de l’espace attribués successivement à la mère puis à l’enfant. Ensuite est produit le signe [LIÉS], le pouce et l’index des mains droite et gauche forment les deux maillons d’une chaîne.
Dans le même temps, le mot Fusion est labialisé et épelé manuellement.
Pendant toute cette partie l’interprète est tourné vers sa gauche.
Puis il se tourne vers sa droite pour « poser » le père et produire l’énoncé suivant :
Le signe [PAPA] est effectué de la main droite puis pointé ([à]) à droite
PAPA |
TIERCE |
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[PAPA –>] |
[T.I.E.R.C.E.] |
[PERSONNE –>] |
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Vient ensuite le signe [S’INTERPOSE] (la flèche du schéma). La main gauche est à l’emplacement où ont été posés la mère et l’enfant. La main droite partant de l’emplacement où a été « posé » le père vient se placer entre le pouce et l’index de la main droite.
Enfin la main droite et la main gauche produisent chacune le signifiant [UN] (poing fermé, pouce tendu) pour indiquer la différenciation.
J’avais des doutes sur la pertinence de mon interprétation ….. On aurait pu me reprocher d’avoir posé la fusion de la mère et de l’enfant comme ayant eu lieu alors que précisément la présence du père ne permet pas qu’elle se produise. Renseignement pris plus tard auprès d’une pédopsychiatre pour qui je travaillais régulièrement à l’époque, mes doutes furent apaisés puisque j’eu la confirmation que la fusion entre la mère et son tout petit est avérée. Par contre j’aurais pu annoncer de manière plus explicite que j’introduisais la terminologie française en faisant précéder Fusion et Tierce personne du signe [S’APPELER] ou [ENTRE-GUILLEMETS].
La créativité : mise en œuvre de la scénarisation, recréation du discours
J’ai nommé scénarisation le procédé mis en œuvre parce qu’il s’apparente, toute proportion gardée, au travail du metteur en scène. Il s’agit d’un procédé discursif très banal. C’est donc à dessein que j’ai choisi un extrait de l’interview radiodiffusé d’une jeune fille entendante s ‘exprimant spontanément en français pour illustrer ce qu’il faut entendre par scénarisation.
Cette dernière déclare : « C’est l’esprit de …. tu me dis ça, je te dis le contraire. » le tout avec le changement d’intonation approprié. Son propos est très clair. Elle explique tout simplement qu’elle a l’esprit de contradiction. Cette façon de procéder consiste à actualiser le schéma actanciel (Qui fait quoi ?) sous-jacent à l’expression consacrée esprit de contradiction.
Avec ce procédé nous vérifions qu’en dernière instance un signifié est toujours une coordination d’action. Ce dernier point est d’autant plus important qu’il est question de confronter le français et la langue des signes. La représentation cognitive, qui sous-tend toute activité de langage, n’est pas réductible au canal qu’elle utilise pour s’exprimer. Fondamentalement et ce, que l’on considère un sourd ou un entendant, elle n’est à proprement parler, ni visuelle ni auditive. La genèse de cette représentation est éclairante et mérite d’être rappelée.
A l’origine, chez le tout petit, ce ne sont pas les seules caractéristiques visuelles ou sonores des objets qui donnent matière à représentation, mais leur insertion dans un schème sensori-moteur (préhension, succion, etc.), schème irréductible aux seules perceptions.
Si, comme l’indique Piaget, chez l’adulte, les concepts sont les héritiers de ces schèmes sensori-moteurs, c’est en ce sens qu’ils consistent, en dernière instance, en une coordination d’actions. Pour s’en convaincre, il suffit de consulter la définition de concepts aussi abstraits que ceux d’abstraction ou de concept, précisément. On peut étendre ce constat à l’activité discursive. En effet le soubassement cognitif de tout discours, aussi abstrait soit-il, est comme l’explique Bernard Pottier[1] décomposable en événements qui impliquent des entités et des comportements. Notons au passage que c’est à ce niveau, délié des langues naturelles, que travaillent les interprètes.
Le choix de la scénarisation opérée par la jeune femme avec C’est l’esprit de …. tu me dis ça, je te dis le contraire n’est pas imposé par les contraintes de la langue audio-vocale qu’elle parle. Il relève d’une opération mentale sous-jacente à l’énoncé. Cette opération, le fait de poser les actants et les interactions, qui sont impliqués dans le concept, se traduit ici par recours à la forme dialogique tu me dis ça, je te dis le contraire. La jeune femme n’a pas de visée ludique. Elle ne décrit aucune scène particulière, aucun événement vécu mais propose une saynète qui condense le sens. Elle rend son propos encore plus accessible en impliquant son interlocutrice avec l’utilisation de tu au lieu de on.
Cette scénarisation, procédé discursif, est observable quelles que soient les langues utilisées.
Une définition de l’interprétation
L’exemple d’interprétation donné ici montre bien quelle est la nature du concept central de déverbalisation, chez Danica Seleskovitch. Le traitement de l’information contenue dans l’énoncé original n’a rien à voir avec la comparaison des lexiques respectifs des langues en présence.
Rappelons que ni fusion ni tierce personne n’ont d’équivalent signé. Au-delà des mots, l’interprète va à l’événement, actualise les entités et les comportements de façon pertinente et suffisante eu égard au degré d’abstraction de l’énoncé original. Ce faisant, il en donne une représentation générale au moyen des orthosignes et des diagrammes. L’introduction de la terminologie française (labièmes, alphabet manuel, transcodage) vient inscrire cet événement dans le champ disciplinaire du discours original. Par ailleurs, elle évitera aux étudiants sourds de se trouver démunis lorsqu’ils seront amenés à lire les inscriptions au tableau, les ouvrages traitant de la matière enseignée ou les notes prises en cours par leurs camarades entendants.
Ce n’est pas la création de néologismes signés qui conditionne la réussite de l’interprétation. Cette création interviendra ultérieurement en tant que de besoin, au fur et à mesure que les étudiants se familiariseront avec telle ou telle discipline.
Avec une interprétation de ce type, l’étudiant sourd se trouve dans la même situation que son homologue entendant. Il a accès non seulement à la terminologie française mais aussi au sens de l’énoncé et aux concepts utilisés par l’enseignant. L’événement est certes actualisé mais l’énoncé reste abstrait. Ce qui est actualisé n’est pas d’ordre concret mais intellectuel. Très souvent c’est après avoir introduit un énoncé abstrait, général que l’enseignant donne un contenu plus substantiel à son propos ; contenu qui va être bien évidemment transmis par l’interprète qui ne doit pas allez au-delà de ces explications.
La recréation n’est pas une récréation !
L’interprétation doit rendre sensible le schéma actanciel sous-jacent à l’énoncé; sensible par opposition à concret, imagé, récréatif en référence à l‘opposition fort bien venue, proposée par Edgar Weiser entre recréation et récréation. Sur le mode de la récréation on aurait pu trouver ce genre d’interprétation :
L’enfant et la mère lorsqu’ils sont tous les deux ont une relation très forte. La mère le cajole.
Le père
– Et moi alors!
La mère
– C’est vrai je suis toujours avec mon enfant, je le laisse un peu, lui c’est lui, moi c’est moi. Il faut que je sois un peu avec mon mari.
Avec ce pastiche, je ne force pas le trait. A l’origine, les interprètes de conférence en LSF ont revendiqué cette façon de faire. Il s’agissait de valoriser leur activité nouvelle en se différenciant de ceux qui jusque-là avaient fait tant bien que mal fonction d’interprète de liaison parce qu’ils avaient des parents ou des amis sourds. Souvent bénévoles, sans formation ils avaient plus de difficultés pour répondre à la demande nouvelle d’interprétation de conférence et de cours qui nécessite un bagage cognitif qui ne peut être réduit à la seule connaissance des langues.
Les nouveaux interprètes invoquaient le respect de la culture sourde et du principe d’iconicité. Très schématiquement, les sourds sont des visuels et donc les interprétations en LSF doivent donner à voir. Dans cet ordre d’idées, les termes génériques par exemple, doivent être nécessairement rendus par une énumération ; en général celle de trois des éléments de la classe qu’ils désignent. La route de l’enfer est pavée de bonnes intentions. La mise en œuvre rigoureuse d’un tel principe reviendrait à interdire à la LSF la prise en charge de discours généraux, savants, abstraits. A cet égard cette anecdote sera éclairante.
Alors que j’étais interprète à l’Institut National des Jeunes Sourds de Paris, une collègue, rééducatrice en mathématiques, vient me faire part des difficultés de ses élèves sourds s’agissant des énoncés de problèmes. Elle pense que l’interprétation en LSF des énoncés leur faciliterait grandement la tâche. Je souscris à sa demande et j’enregistre mon interprétation, il s’agissait en l’occurrence de problèmes d’intervalles et de jetons. Par acquis de conscience, je demande son avis à un collègue sourd. Ce dernier, après l’avoir visionné m’indique que mon interprétation est compréhensible mais qu’il ne la trouve pas vraiment idiomatique. Il enregistre alors sa propre version que nous visionnons. Il s’avère qu’il explicite tellement l’énoncé qu’il donne, sans même s’en rendre compte, la solution. Lorsque la rééducatrice en mathématiques et moi-même lui faisons remarquer et lui demandons de modifier sa version, il nous répond en forme de pirouette que c’est bien là un problème d’entendant et que jamais un sourd ne dirait cela. Il s’était adressé aux élèves grosso modo comme ceci : regarde comment je fais … et continue comme moi. Son interprétation visait la réussite des élèves. Or elle aurait dû viser l’énoncé du problème de mathématiques. L’énoncé se présente comme une devinette et tout le travail de l’élève consiste à l’élucider. Notre collègue sourd, à l’inverse, dépliait l’énoncé du problème en une série de consignes. Il n’y avait plus rien à trouver pour l’élève. Du coup, la reformulation menaçait de faire obstacle à l’action pédagogique. Cet obstacle n’est pas imputable au génie propre de la langue des signes mais au fait qu’elle s’est développée dans le cadre d’échanges au quotidien où l’efficacité adaptative prime sur toute autre fonction langagière. L’interprétation d’un cours ne peut pas adopter une rhétorique qui transforme un énoncé de problème en une série de consignes. Ce qui est en cause, ce n’est pas une différence au plan cognitif entre sourds et entendants, mais, bien évidemment, le fait qu’à l’époque, aucun sourd n’avait été professeur de mathématiques et n’avait eu à formuler ce type d’énoncé en langues signes. Un enseignant ou un interprète dans le cadre scolaire doit en cas de besoin, dans une visée pédagogique, proposer aux jeunes sourds des énoncés qui ne leur sont pas immédiatement accessibles, des énoncés qui leur permettent de comprendre qu’ils sont confrontés à un message qui ne relève pas nécessairement d’une aperception immédiate, dit plus prosaïquement qu’il y a quelque chose à comprendre.
A trop vouloir valoriser la LSF, son absolue originalité on en était venu à engluer les sourds dans le concret. Heureusement, les choses ont évolué depuis cette époque ! A cet égard, l’intégration de la formation des interprètes français/LSF-LSF/français à l’ESIT a été déterminante.
[1] Bernard Pottier, Théorie et analyse en linguistique Hachette, 1987 p 163 :« L’unité minimale de pensée [est] (…) l’événement (…) » p.163 ; Les événements sont des faits extra linguistiques conceptualisés que Bernard Pottier appelle des schèmes qui sont p. 107 (…) déliés d’une langue naturelle particulière. Ils appartiennent au niveau conceptuel, celui par exemple où travaille le traducteur »