La théorie de la langue des signes par Philippe Séro-Guillaume comporte des dimensions anthropologiques. Nous nous centrerons dans cet entretien sur la place de l’activité buccale qui accompagne tout discours signé.
Cet entretien est un retour sur le livre de Philippe Séro-Guillaume, Langue des signes, surdité et accès au langage, troisième édition revue et augmentée, Chambéry, CNFEDS – Université Savoir Mont Blanc, 2020, 302 p. + carnet pratique d’analyse componentielle des signes manuels assortie d’une transcription 11 p.
PHILIPPE : une particularité de ton analyse de la langue des signes, c’est l’analyse de l’activité buccale comme partie intégrante de la Langue des Signes Française. Peux-tu nous préciser ce point ?
PHILIPPE : L’étude de corpus montre que soixante pour cent des signes manuels sont accompagnés d’activité buccale. Tous ces signifiants buccaux ne sont pas de même nature. J’ai distingué trois types de signifiants que j’ai nommés respectivement : la labialisation idiosyncrasique, la labialisation standard qui regroupe les labièmes et enfin l’articulation sympathique.
Pour illustrer la première, la Labialisation idiosyncrasique, voici deux exemples glanés au fil de discours que j’ai eu à interpréter.
Le signeur va par exemple articuler délibérément : « Vous lui volez son enfance » ou « enchanté de faire votre connaissance » en accompagnant cette articulation d’un transcodage manuel plus ou moins rigoureux. Ces emprunts au français sont des faits de discours individuels très variables en fonction du degré de maitrise du français du signeur.
La seconde, la labialisation standard et les Labièmes, est indissociable des conditions dans lesquelles vivent les jeunes sourds. Les sourds ont, dans leur grande majorité, des parents entendants, vivent au milieu des entendants, sont scolarisés, « démutisés » : ce qui serait étonnant c’est que cela n’ait aucune influence sur leur mode d’expression. Les premiers signes linguistiques qui leur sont présentés, qui sont mis en exergue et ce, dès leurs premiers échanges avec leur entourage, parents et éducateurs, sont des mots. Le recours récent à la LSF dès l’éducation précoce ne change pas profondément cette donnée. En effet, l’expression corporelle et la LSF sont utilisées avec de jeunes enfants à l’occasion d’activités ludiques, de récits, de contes dont l’objectif est l’épanouissement de l’enfant aux plans affectif, cognitif et langagier. Il n’en demeure pas moins qu’on aboutit toujours en dernière instance à la présentation de mots français sous leur forme parlée ou écrite.
Il va de soi que cette mise en exergue des unités de la langue française – elles vont se trouver reprises par l’orthophoniste, l’élève va devoir les prononcer, écrites au tableau par l’enseignant, elles sont copiées dans son cahier de vocabulaire par l’élève– ne peut pas ne pas avoir d’incidence sur les activités langagières des élèves sourds y compris celles qu’ils développent entre eux.
J’ai nommé labièmes les items buccaux dérivés du français destinés à être lus sur les lèvres que les sourds articulent sans voix et cela même lorsqu’ils communiquent entre eux. Il s’agit d’un ensemble de mots très usuels dont les sourds ne conservent que la forme la plus fréquente par exemple COMPRIS dans tous les cas de figure là où en français on trouverait, par exemple, compréhension, comprend ou comprenez.
L’ensemble des items labialisés subissent une double dérive à partir du français. En effet ils sont articulés non plus de façon à être entendus mais de façon à être lus sur les lèvres Par ailleurs, ils deviennent invariables en abandonnant toutes les désinences grammaticales au profit de la forme la plus usuelle.
L’association de l’élément labialisé, un ou plusieurs mots, et du ou des orthosignes …
PHILIPPE : un orthosigne, tu peux préciser ce que c’est ?
PHILIPPE : les signes de la LSF ont un caractère imitatif et ils constituent une sorte d’instantané, d’embryon d’événement qui ne demande qu’à se développer qu’à se déployer en discours. Prenons l’exemple du signe [MAISON] figuré par les deux mains plates jointes en forme de toit. En discours on peut appliquer à ce signe toutes les transformations possibles et imaginables. L’exécution du signe peut traduire un affaissement léger ou plus important, la maison peut s’écrouler, elle peut voir son toit -dans son entier ou un seul pan – arraché par une tempête, elle pourrait aussi -si elle est en bois- être emportée par les eaux et flotter à la verticale ou bien se coucher le toit figurant une étrave de bateau.
L’orthosigne, le signe [MAISON] en l’occurrence, généralement répertorié par les dictionnaires de LSF, est le signe conventionnel le plus couramment utilisé sans aucune recherche connotative ou descriptive particularisante pour désigner un référent. C’est ça un orthosigne.
Je reprends, maintenant ce que je disais : l’association de l’élément labialisé et du ou des orthosignes est régulière et idiomatique. Cela ne signifie pas que tel ou tel orthosigne doit être nécessairement accompagné de cette labialisation mais que si labialisation il y a, elle est conventionnelle. Cette labialisation sera dite standard parce qu’elle est utilisée et comprise par tous les locuteurs de la LSF indépendamment de leur degré de connaissance du français.
Enfin, après la labialisation idiosyncrasique et la labialisation standard dont nous venons de parler, j’en viens au troisième type de signifiant, une composante marginale de la LSF qui relève de l’expressivité mais ne constitue pas à proprement parler un fait de langue au même titre que les mots des langues vocales ou les signes manuels des langues des signe à savoir
L’articulation sympathique.
La bouche est le premier outil d’interaction du nourrisson avec le monde (le sein de sa mère) et il demeure de cela des traces évidentes en ce sens que la sphère buccale devient un lieu de rejeu intime des interactions. L’exemple le plus facile à décrire est celui de l’enfant qui s’applique à écrire correctement. Absorbé par une tâche délicate, il tire la langue, accompagnant ainsi l’action à accomplir d’un micro-mime buccal : la bouche enserre la langue tendue comme la main qui se crispe sur le corps du stylo. On observe le même comportement chez celui s’essaye à enfiler un fil dans le chas d’une aiguille. Ce rejeu intime des interactions qui est sans doute à la suite d’une longue évolution dont les traces se sont perdues à l’origine du langage oral (comme le montre les travaux de Maurice Toussaint) trouve à s’exprimer dans toute communication humaine. Chez les entendants il n’intervient que par intermittence (pets buccaux par exemple) puisque la langue orale/vocale mobilise la sphère buccale. Chez les sourds, dont la langue est manuelle, il va accompagner de façon plus régulière les signifiants manuels. Il témoigne d’une assimilation profonde, du rejeu intime au niveau buccal du schème mis en œuvre par le signe manuel. Par exemple l’occlusion labiale : elle produit une sorte de /p/ qui accompagne le signe donner un coup de pied. Elle peut aussi avoir une valeur métaphorique comme la même occlusion buccale qui accompagne le signe signifiant exceptionnel. Cette articulation qui d’ailleurs provoque des bruits (perceptibles uniquement par les entendants donc non significatifs en tant que tels) est nécessaire à une communication idiomatique, c’est-à-dire telle que la pratiquent les signeurs sourds. J’ai appelé cette articulation articulation sympathique parce qu’elle intervient en sympathie avec le signe manuel.
Par ailleurs, il semble que cette assimilation intime, cette nécessité anthropologique du rejeu buccal, vienne renforcer l’utilisation des labièmes et on peut imaginer qu’elle facilite la réalisation des signes manuels. C’est un domaine de recherche à creuser …
PHILIPPE : À t’écouter, je comprends que, contrairement à ce que suggèrerait une intuition première, les labièmes ne sont pas assimilables aux gestes qui accompagnent la parole chez les entendants.
PHILIPPE : Effectivement, les labièmes ne sont pas l’équivalent de la gestualité co-verbale chez les entendants. Les labièmes sont des items linguistiques puisqu’ils sont issus de mots de la langue parlée de référence (le français pour la LSF). D’une langue des signes à une autre, ils varient selon la langue de référence : ce ne sont pas les mêmes labièmes en langue des signes italienne, en langue des signes anglaise, en langue des signes chinoise… Ce qui constitue l’équivalent de la gestualité co-verbale, c’est l’articulation sympathique dont l’importance est soulignée par tous ceux qui s’intéressent à la LSF au nom de l’expressivité propre aux sourds.
PHILIPPE : Chez tout être humain, entendant ou sourd, existe le langage par la mimique, le clin d’œil, le jeu des physionomies. Ce langage qui relève du corps est parfois intentionnel, parfois non et directement lié à la physiologie humaine. Mais penses-tu qu’il y ait un usage spécifique de ce langage par les sourds ?
PHILIPPE : Attardons-nous un instant sur le langage corporel chez les entendants qu’on oublie, qu’on minore toujours lorsqu’il est question de langue des signes.
Par introspection ou par observation, il est facile de constater que l’expression verbale peut s’organiser de manière à annoncer le geste. Chez le boulanger : « je voudrais un gâteau, donnez-moi celui-ci » le doigt pointé sur l’objet de notre convoitise. Le geste et la mimique peuvent être tout à fait explicites, compléter voire suppléer l’expression verbale. Ils sont à même de signifier des injonctions (Chut ! Viens ! …), des appréciations (le mépris, l’incrédulité…), de décrire des objets, d’exprimer des sentiments, etc. Chacun pourra découvrir par lui-même l’infinie variété du geste de communication.
PHILIPPE : on rejoint alors ce que tu nommes le quasi-linguistique dans ton livre Langue des signes, surdité et accès au langage[1] ?
PHILIPPE : Je m’appuie sur Cosnier et Dahan qui définissent ainsi les emblèmes ou quasi-linguistiques : « Cette gestualité consiste en patterns mimogestuels (…) capables d’assurer une communication sans l’usage de la parole. Elle (…) peut (…) coexister avec la parole pour l’illustrer ou la contredire et peut aisément être traduite en un mot ou une phrase » [2]. Les gestes quasi-linguistiques de l’entendant constituent un ensemble de signifiants conventionnels et donc propres à chaque communauté. Jacques Cosnier rapporte à ce propos que : « Chaque communauté socio-linguistique, explorée jusqu’à présent, semble posséder un répertoire moyen de cent cinquante à deux cents quasi-linguistiques. »[3]
Une expérimentation réalisée par la sémiologue Geneviève Calbris est tout à fait révélatrice à ce propos. Il s’agit, nous dit-elle de « deux films expérimentaux destinés à vérifier, le premier, la conventionnalité de mimiques facio-gestuelles et le deuxième, la pertinence des variantes du signifiant principal, leur but commun étant de vérifier la compréhension de mimiques hors contexte et d’étudier leur structure signifiante en déterminant les apports respectifs par exemple dans le cas d’une mimique facio-gestuelle (Mf. G), du geste (G) et de la mimique faciale (Mf. G-G). Vu les objectifs, les expressions ont été filmées hors situation et sans parole, en studio ; découpées en vues partielles (geste) et complètes (mimique facio-gestuelle et geste), c’est-à-dire filmées simultanément par deux caméras, le test consistant pour les sujets à apparier la vue filmée, partielle ou complète, à un item sur une liste d’attitudes ou d’expressions verbales proposées.
Le premier film contient 34 mimiques facio-gestuelles testées auprès de petits groupes de sujets français, puis étrangers, de même culture ou non, des Hongrois et des japonais. Les résultats confirment les hypothèses. Les expressions hors situation sont très bien identifiées (85 % des sujets français identifient les vues complètes). La différence interculturelle est manifeste (85 % d’identification correcte par les Français, 46 % par les Hongrois, et seulement 29 % par les Japonais) ; de même que la pertinence du geste puisque la mimique faciale n’apporte dans l’ensemble que 2 à 3 % d’amélioration. »[4]
Cette expérience, réalisée dans des conditions difficiles pour les sujets puisque les gestes étaient effectués, et pour cause, hors contexte, prouve bien que le geste, bien qu’il ne fasse l’objet d’aucun enseignement institutionnalisé, est bien conventionnel et donc et en majeure partie, différencié selon les cultures. Si « la différence est manifeste », notons tout de même que 29 % des gestes sont correctement interprétés par la totalité des sujets. Il existe donc un fonds commun universel gestuel ce qui permet de comprendre, entre autres choses, que les sourds appartenant à des cultures proches soient à même de communiquer relativement facilement.
PHILIPPE : Ce qui signifierait qu’il existe un fonds commun à l’humanité qui, si on suit la théorie de la filiation animale de l’homme de Darwin, est lié à l’expression des émotions et au lien social. Tous les humains puisent dans ce fonds, se trouvent en filiation de ce fond commun du langage. Mais selon que le verbe oral ou le signe manuel est choisi –et il l’est selon l’entendance ou selon la surdité– alors, le développement de ce fonds se différencie et donc la gestualité se différencie, même si dans les deux cas, une conventionnalité du geste est avérée. Les sourds puiseraient dans ce fond comme les entendants, mais le développeraient vers un haut niveau de finesse, de précision, d’esthétique même. Ai-je bien compris ?
PHILIPPE : Les gestes des entendants sont le produit d’une élaboration autrement plus complexe qu’il n’y parait à première vue. On pourra se convaincre de leur caractère conventionnel et culturel et du fait qu’ils obéissent à des règles en se reportant au dictionnaire Des gestes et des mots pour le dire.[5]. On s’apercevra que la langue des signes s’y trouve quasiment à l’état embryonnaire. En effet, comme l’observe Geneviève Galbris :
« Le geste se substitue à la parole pour diverses raisons : par obligation, par économie, par prudence diplomatique. Très importants dans l’interprétation de la parole, le non-dit, l’implicite sont exprimés gestuellement. (…) Apportant toujours de l’expressivité, le geste a l’avantage d’enrichir l’énoncé sans en prolonger la durée, ni lasser l’interlocuteur. »[6] Dans une perspective ludique, par exemple une conduite de récit dont la finalité serait d’établir une connivence avec l’auditoire, de le distraire, l’expression gestuelle reprend tous ses droits. Elle renforce, illustre l’expression verbale et, bien souvent, s’y substitue. Le fait est connu que, chez certaines populations dites primitives, le geste avait une importance telle qu’il leur fallait allumer un feu pour pouvoir communiquer la nuit tombée car la parole seule ne permettait pas une communication satisfaisante. Comment ne pas citer la langue des signes des amérindiens de la région des grands lacs qui permettaient à des tribus parlant des langues différentes de communiquer aisément. Cette gestualité, devenue totalement autonome, est à son apogée dans le mime qui permet à des créateurs, comme le mime Marceau, de lui donner une dimension artistique universelle
PHILIPPE : Tu avais montré, lors d’un séminaire, qu’une partie du jeu corporel accompagnant la parole chez l’entendant était modifié lorsque l’entendant s’adressait à un interlocuteur sourd ou à une interlocutrice sourde. Comment tu l’expliques ?
PHILIPPE : Cette remarque vient des conditions bien particulières dans lesquelles se déroulent les échanges entre sourds et entendants. En effet pour se faire comprendre l’entendant doit articuler distinctement, ralentir son débit, éviter le coq à l’âne pour que le sourd puisse lire sur ses lèvres. Cet effort lui fait perdre dans une très large mesure son expressivité naturelle. Le sourd n’est pas mieux loti puisque la lecture labiale mobilise toute son attention.
On comprendra aisément que les sourds ont le sentiment que les entendants sont beaucoup moins expressifs qu’eux. En outre lorsque les entendants discutent entre eux au travail par exemple, les sourds, se sentant, à juste titre, exclus, ne s’intéressent guère à l’expressivité (la gestualité co-verbale, la qualité des mimiques) de leurs collègues. A contrario un entendant qui observe des sourds signer ne voit que leurs mimiques, leurs jeux de physionomie puisqu’il n’a pas accès à la partie verbale véhiculée par les signes manuels du discours signé. Ceci expliquant cela, je ne pense pas qu’il y ait un usage spécifique du langage corporel par les signeurs sourds contrairement à ce qui est affirmé généralement dans les cours de LSF et contrairement à ce qui est développé dans les travaux de recherche. En effet sourds et entendants ont les mêmes mimiques.
Je n’ai repéré qu’une différence, qu’une adaptation liée au fait que les sourds perçoivent visuellement le message qui leur est adressé. Les entendants hochent la tête en fermant éventuellement les yeux pour signifier leur adhésion au propos de leur interlocuteur. Les sourds lorsqu’ils signent plissent la narine pour signifier ce même « continue tu m’intéresses ». S’ils venaient à baisser la tête ou à baisser les paupières même brièvement ils perdraient une partie du message visuel.
On a souvent mis en exergue les « prestations » de signeurs sourds réputés pour la qualité de prise en charge corporelle (mime, mimique, gestes descriptifs non conventionnels) mais force est de constater que ces qualités ne sont pas réservées aux seuls sourds que l’on songe au mime Marceau et aux écoles de mime ….
Il y a toutes sortes de « profil » de signeurs sourds Des gens expansifs, expressifs, d’autres plus sobres comme il existe toutes sortes de « profils » de locuteurs entendants.
À suivre
[1] Séro-Guillaume, Philippe, Langue des signes, surdité et accès au langage, troisième édition, Chambéry, CNFEDS-Université Savoie Mont Blanc, 2020, 302 p. + fascicule de transcription alphabétique de la langue des signes 11 p. Voir les pages 121/122.
[2] Cosnier, J., « Communications et langages gestuels » dans Les Voies du langage, Dunod, Bordas, Paris, 1982, p.263.
[3] Cosnier, J., « Communications et langages gestuels » dans Les Voies du langage, Dunod, Bordas, Paris, 1982, p.263.
[4] Calbris, G., « Contribution à une analyse sémiologique de la mimique faciale et gestuelle française dans ses rapports avec la communication verbale », Position de thèse dans Geste et image, numéro 4, Quatre vents Editeur, Paris 1985, p. 145. Cette thèse de Doctorat es Lettres et Sciences humaines a été soutenue en 1983 à l’Université de la Sorbonne Nouvelle-Paris III
[5] Calbris, G. J., Montredon, Dessins de Zaü, Des gestes et des mots pour le dire, Clé international, Paris, 1986.
[6] Calbris, G. J., Montredon, Dessins de Zaü, Des gestes et des mots pour le dire, Clé international, Paris, 1986, p. 2.