Pierre Legrand, entre autres fonctions, était chargé à l’Inspection Générale des systèmes éducatifs à l’étranger. Il signe un livre qui ressemble à un bilan du système scolaire français (primaire, secondaire).
Legrand, Pierre, Le Bateau ivre. Cinquante ans d’Education nationale (1969-2019), Paris, L’Harmattan, 2019, 171 p. 18€
Pierre Legrand, entre autres fonctions, était chargé à l’Inspection Générale des systèmes éducatifs à l’étranger. Il signe ici, ce qui ressemble à un bilan du système scolaire français (primaire, secondaire). La profondeur historique de cinquante années permet de plonger dans les enjeux contemporains des réformes dont la valse permanente nuit à l’école française. Il explicite au mieux la nature hiérarchique d’une organisation, fondée sur « un centralisme absolu ». Il montre aussi pourquoi ce dernier n’a en rien été entamé par le développement des projets d’établissement.
Cherchant la plus grande clarté, Pierre Legrand procède par chapitres structurés et courts.
On suit, par exemple, l’historique de la mise en place du socle commun « fortement » inspiré « par un rapport de l’organisation de Coopération et de Développement économique paru sous sa forme définitive en 2003 » (OCDE). Il étudie la première mouture du socle commun de connaissances et de compétences en 2006, en application de la loi pour l’avenir de l’école du 24 avril 2005. Ce socle est alors composé de 7 compétences réparties en trois rubriques : connaissances, capacités, attitudes. Bien sûr, chaque compétence fait l’objet d’une division intérieure en de multiples items ou sous-compétences. Ce socle est remplacé le 23 avril 2015 par le socle commun de connaissances, de compétences et de culture, sans que le Bulletin Officiel de l’éducation Nationale ne justifie « la raison du changement ». Il est composé de cinq domaines de compétences, qui éloignent toute référence aux programmes disciplinaires. Les disciplines sont d’ailleurs convoquées par les cinq domaines. Chacun d’entre eux comprend une liste impressionnante de compétences. « Ce monument de vacuité prétentieuse demeure, comme l’était son prédécesseur, la référence suprême de l’enseignement des écoles et des collèges ».
On le voit, l’enseignement piloté par les compétences est, avant toute chose, un pilotage du système éducatif par l’évaluation. En 2008, sous Darcos, faisait son apparition le Livret Personnel de Compétences (LPC). En 2014, le conseil supérieur des programmes demandait la suppression de cette usine à gaz. Il ne fut pas entendu. En 2016, le ministère (Vallaud-Belkacem) se ravisa et le jugea « peu lisible », ce qui donne une indication des capacités en lecture de ces hauts fonctionnaires qui écrivent quelque chose qu’ils jugent, huit ans plus tard, « peu lisible »… En attendant, les enseignants perdent du temps avec ces fantaisies d’incompétences. Donc, 2016, voici qu’arrive le Livret Scolaire Unique. La logique est exactement la même qu’avec le précédent, la multitude des compétences (items, sous-items) y sont juste plus générales encore, c’est-à-dire sans aucune pertinence pour qui veut travailler sur des savoirs et non pas sur des comportements. L’auteur en profite pour revenir sur les comparaisons internationales avant l’abandon de la note comme modalité d’évaluation et après. Le triomphe des compétences et la mise en place du Livret Scolaire Unique ne sont suivis que d’une aggravation de la position des élèves français dans les différents classements…
L’auteur analyse alors l’évolution des résultats des élèves en français et mathématiques. D’une part, il met en regard des modes successives (l’introduction des mathématiques modernes en 1971, préconisé par l’OECE, l’ancien OCDE, dès 1959 fait l’objet d’un chapitre éclairant) qui ont prévalues au ministère de l’éducation au fil des années. D’autre part, il compare les horaires dévolus à ces deux matières à l’école et au collège. En terme d’horaires, en cumulant les classes de 6ème 5éme 4ème 3ème, le collège de 1985 avait donné 22h de cours de français par semaine alors qu’en 2016 et aujourd’hui, il n’en donne plus que 17h30. 4h30 (rappelons qu’il s’agit d’un horaire hebdomadaire) en moins, c’est une année de français en moins pour les élèves puisque, par exemple, un élève de sixième suit 4h30 de français par semaine ! En mathématiques, en accumulant les horaires hebdomadaires sur les sept années de l’enseignement secondaire on obtient 36 heures de cours contre 31 heures en 2018. Là également, écrit Pierre Legrand « on a perdu l’équivalent d’une année de formation ». L’exclusion des mathématiques du tronc des enseignements communs de première et terminale des lycées généraux ne rassure évidemment pas l’auteur…
Sa démonstration est modulée par les ajouts interdisciplinaires qui n’ont cessé de s’amplifier au cours des décennies. Pensons, par exemple en collège, à l’intrusion de l’informatique en lien avec la technologie pour des enseignements utilitaristes qui grèvent l’horaire de mathématiques, ou à la multiplicité de tâches nouvelles non disciplinaires dont on charge les enseignants. Pensons aussi au discours officiel fameux consistant à persuader « les communautés éducatives » qu’on étudie le français dans toutes les matières, puisqu’on s’appuie sur la langue française pour enseigner… Imparable de bêtise !
La question de l’interdisciplinarité mériterait toutefois plus de développement. Le nœud est de savoir sur quelle épistémologie s’appuyer pour lancer des enseignements interdisciplinaires sinon, on juxtapose des disciplines, et les critiques de Pierre Legrand se trouvent justifiées. Il faudrait toutefois entrer dans le détail de la pratique pédagogique, ce que ne fait que peu l’ouvrage.
Si le chapitre sur Une démocratisation en trompe l’œil reste, bien qu’intéressant, peu approfondi, les chapitres concernant la formation des enseignants sont utilement articulés avec une belle analyse de la place de la liberté pédagogique dans l’évolution du système. L’auteur montre de manière très convaincante pourquoi celle-ci se rétrécit comme peau de chagrin. Ce fait interroge, évidemment, le pilotage hiérarchique du système éducatif (1) et le management par la défiance publique des hiérarques à l’égard des personnels, des enseignants en particulier. L’article 1 de la loi Pour une école de la confiance qui vise à museler la liberté d’expression des personnels en est une illustration.
Le livre de Pierre Legrand s’achève sur l’analyse de l’évolution du lycée, entrant alors de plein pied dans l’actualité de la réforme Blanquer. La connaissance des repères historiques proposés, permet alors au lecteur de rechercher, par exemple, pour quelle raison depuis cinquante ans le rythme des réformes s’accélère et comment interpréter la justification itérée par chacune d’elles, à savoir la nécessité de l’adaptation des personnels à l’évolution inéluctable de la société et des techniques. Cet argument n’a rien de scientifique. Il est issu de l’idéologie véhiculée par les pouvoirs successifs en lien avec le dogme de la mondialisation économique : l’adaptabilité est la qualité première de l’individu dans un monde où règnera la flexibilité, où le changement de métier sera continu, où le mérite imposera les gagnants, où l’égalité des chances répartira chacun dans sa bonne position au sein de l’échiquier social des places.
L’école doit préparer les individus à accepter l’injonction permanente à l’évolution, à la compétition. Telle est la condition de leur inclusion et on comprend le paradigme international qui après le dogme des compétences, celui de l’évaluation par compétences et du livret scolaire numérique, de la certification contre la qualification, enjoint les pays à adopter l’école inclusive. Ce que le pouvoir pense comme évolution, il le nomme innovation. Ainsi, s’y opposer c’est être en retard mais s’y soumettre c’est être en avance, c’est être progressiste. Cette vision est imposée à tous les membres de la société et tous doivent être capables de s’adapter en permanence à ces nouvelles conditions changeantes de vie, c’est-à-dire aux soubresauts d’un système économique de plus en plus inégalitaire. Cette uniformisation est la condition d’une acceptation de l’ordre du profit où le marché est roi. Or, il est au fondement d’une crise du recrutement qu’évoque Pierre Legrand.
Par son style alerte, la clarté de l’exposé, le tour d’horizon historique qu’il propose, Le Bateau ivre. Cinquante ans d’Education nationale permet des repérages utiles et invite à prolonger la réflexion en comprenant le présent avec la profondeur de la logique économique et historique des réformes.
Philippe Geneste
(1) Voir Philippe Geneste, Le Travail de l’école. Genèse de l’éducation hiérarchique, Chambéry, éditions CNFEDS-Université Savoie Mont Blanc, 2017, 270 p.