Par Salomé Bellemare
Professeure spécialisée pour jeunes sourds, j’ai suivi avec des collègues la formation « approche pragmatique du français » en juillet 2009 et 2010, formation dispensée par Philippe Sero-Guillaume. [1] Là a été présenté un outil : le tapis de parole.
Qu’est-ce donc ? Un espace de jeux matérialisé pour les enfants ? Un énième outil sortant de l’ordinaire pour pimenter sa pédagogie ? En quelques lignes, je propose de présenter l’utilisation que j’en fais quotidiennement depuis plusieurs années enrichie par l’utilisation d’un collègue professeur CAPEJS également, Hedi Fatnassi.
Du tapis de parole au tapis d’écriture
Lors d’une première année d’enseignement en circuit élémentaire avec un groupe d’enfants sourds âgés de 6 à 8 ans, l’axe prioritaire de travail était la compréhension : compréhension du discours « oral/signé ». Une des préoccupations était, malgré l’hétérogénéité du groupe classe et les fragilités de compréhension, de travailler quotidiennement l’écrit. L’expérience nous a prouvé en équipe que, de tarder à travailler l’écrit (sous la forme de l’écriture) avec des jeunes sourds ou de le travailler épisodiquement sous forme de projets ponctuels ne favorisait pas l’entrée dans l’écrit « écriture-lecture » du jeune et pouvait entraver également la confiance que l’enfant portait en lui en tant que scripteur. Effectivement, nous réalisons souvent en fin de CE1 ou encore au cours du CE2 que l’écrit est de plus en plus présent et submerge beaucoup d’ enfants : certains s’y perdent.
Repartons de ce groupe d’enfants sourds âgés de 6 à 8 ans, avec ou sans troubles/handicaps associés. Le premier travail, comme conseillé par Philippe Sero-Guillaume lors de la formation, était de créer des situations dialogiques pour ensuite les porter à l’ écrit. Les élèves ont ainsi créé des courts dialogues du type :
« Bonjour, je m’appelle X . et toi ? »
« Salut ! Je m’appelle Y. »
Ces dialogues furent dans un premier temps joués en classe, filmés. Suite au visionnage des vidéos, les enfants relataient avec le plus de précisions possibles leur discours ( le plus souvent signé en LSF). Ce mini dialogue, court et vite « appris par coeur » en quelque sorte, est mis en action sur et par le tapis de parole. Les élèves découvrent ce tapis, sa fonction n’est pas expliquée car elle s’expliquera d’elle-même : nous le constaterons par la suite sur le terrain et ceci sera expliqué dans la suite de cet article. Des silhouettes de « pieds/de pas » leur sont montrées. De suite, ils comprennent tous que leur place se situe sur l’espace du tapis, que chaque élève peut se positionner sur une silhouette de ce tapis et que chaque silhouette représente « une prise de parole » .Et voilà, ils commencent à écrire sur la feuille blanche, à placer un contexte, une situation, des personnages dans un espace défini.Le travail d’écriture se fera, à ce stade et avec ce groupe d’enfants, sous la forme de dictée à l’adulte.
Photo d’un tapis de parole ( outil présenté et proposé par Philippe Sero-Guillaume)
Du tapis d’écriture au tapis de lecture et du tapis de lecture au tapis de parole
Chaque écrit donne lieu à une lecture à un autre groupe d’élèves : l’écrit produit est-il compréhensible pour tous ? Y a t-il des améliorations à proposer ? Une suite à cette création ?
Des projets d’écrits peuvent faire suite à cette étape de lecture : et la boucle est bouclée !
N’oublions pas que, dans l’acte de lire, se trouve également la lecture par l’adulte : des lectures variées tout comme celles étudiées en lecture-compréhension en classe. Un enseignement concret de la compréhension de la langue parlée/signée ainsi que de textes narratifs semble, à mon sens, un « tout » englobant le tapis de parole indispensable pour que l’élève comprenne ce qu’il étudie et soit pleinement acteur dans la « langue travaillée ».Comme il est stipulé dans l’ouvrage Lectorino Lectorinette [2], il faut « être attentif au changement d’état mental des personnages si on veut bien comprendre l’histoire ». Prendre le temps en lecture de « traduire » le texte en idée, car c’est notre conception du lire, est un temps précieux, construit, ou le fond et la forme du langage utilisé est crucial et doit être maîtrisé en fonction du projet des enfants (démarche pédagogique utilisée, mode de communication : oral seul/ oral avec LPC/ LSF/ français signés). « La compréhension de textes narratifs oblige à mettre en œuvre et à contrôler simultanément un grand nombre de procédures différentes : fabriquer une représentation mentale, rester flexible, s’intéresser aux personnages, chercher à comprendre qui parle, à qui et pour dire quoi […] ». [3] A mon sens, le tapis de parole permet de matérialiser et de manipuler concrètement une grande partie de ces procédures.
Qu’apporte cet outil dans l’enseignement de la langue française ?
Cet outil, lorsqu’il fait partie intégrante de notre enseignement de la langue française qui se doit d’être transversal, permet à tous les élèves avec lesquels j’ai travaillé, quel que soit leur degré de surdité, la présence de troubles associés et leur « histoire familiale », de distinguer chacun à leur rythme :
- La forme de langue travaillée : parlée-signée/ écrite en tant que scripteur / écrite en tant que lecteur.
- Le devancement et l’intérêt d’écrire quotidiennement et « tôt » dans sa scolarité
« L’écriture est plus proche de la Pensée que la Parole : elle est silencieuse », Gustave Guillaume [4]
- La focalisation sur les personnages, leur sentiment, leur volonté et la distinction « dialogue/récit » inscrivant forcément l’élève dans une compréhension plus importante et plus « fine » du texte travaillé .Il faut qu’il montre qu’il a compris : il ne suffit pas de comprendre.(CF Lectorino et lectorinette, R.Goigoux et S .Cèbe).
La place du narrateur et des personnages sur le tapis de parole : exemples de situations concrètes de pédagogie
Au sein d’un groupe d’enfants de la SSEFS [5], mon collègue Hedi Fatnassi [6] mène avec une collègue orthophoniste des séances d’apprentissage créatif du langage [7]. Lors de séances avec un groupe d’enfants de cycle 2, spontanément, les élèves ont placé les pas du narrateur hors du tapis de parole expliquant que le narrateur « c’était celui qui filmait, qui regardait la scène ». Cet exemple nous montre à quel point les élèves sont entrés dans cette « matérialisation » de l’écrit et se sont appropriés le concept de narrateur/personnages. C’est pour cela, qu’il semble primordial de ne pas « fixer » les pas « narrateur-personnage » sur le tapis de parole pour ainsi laisser libre aux élèves de construire leur représentation mentale de la scène écrite travaillée. Ils peuvent ainsi disposer le nombre de personnages, le narrateur hors ou dans la scène…
C’est au bout d’une année et demie de pratique du tapis de parole, que mon groupe d’élèves a proposé de placer le narrateur hors du tapis en expliquant qu’il regardait la scène. Par contre, à l’étude d’une œuvre complète, une élève du groupe compléta son idée concernant la place du narrateur sur le tapis.
« Mais si c’est un narrateur personnage, il sera sur le tapis ». Je m’appelle Paa. Dans ma langue, cela veut dire gazelle. C’est parce que je suis très léger et que je cours aussi vite qu’une gazelle. J’habite dans la montagne où poussent des bananiers. Aujourd’hui, maman m’a dit : « Paa tu veux bien aller au marché samedi,vendre nos bananes ? » [8] (extrait d’une lecture suivie)
Dès le début de l’étude de ce texte, sans aucune difficulté apparente, cette élève a fait figurer le narrateur sur le tapis de parole et, spontanément, a expliqué que c’était un narrateur-personnage.
Par ailleurs, un groupe d’élèves avec lequel j’ai travaillé 2 années avec le tapis de parole a fait figurer tous les personnages de l’extrait de texte étudié même s’ils ne prenaient pas la parole : ils font figurer une croix sur les pas du personnage ne prenant pas la parole ou ne faisant pas figurer des pensées. D’ailleurs, au feutre pour ardoise sur les pas plastifiés, ils distinguent également les paroles des pensées comme suit :
La maman de Paa prend la parole dans le texte. | La maman de Paa pense dans le texte. | La maman de Paa ne parle pas, ne pense pas dans le texte. (l’élève ne se met pas dessus). |
Lors de l’étude de l’écriture d’un texte ou d’un texte en lecture, la première étape consiste à ce que chaque élève endosse un « rôle » ( le narrateur ou un personnage). Au fur et à mesure de l’avancée dans la séquence pédagogique et en fonction des enfants, un seul élève figure sur le tapis de parole lors de la lecture d’un texte étudié ou de l’élaboration écrite d’un texte. Cela peut lui permettre de s’auto-corriger, valider ou invalider son écrit ou sa lecture, de valider ou invalider la compréhension de cet écrit.
Nous pouvons retenir que cet outil s’inscrit dans une démarche d’enseignement sensible [9] de la langue française en partant du principe qu’il faut écrire quotidiennement avec les enfants sourds sans « attendre qu’ils sachent lire » : c’’est un point essentiel. Cet outil permet également de matérialiser un enseignement explicite de la compréhension de textes narratifs par exemple et s’inscrit dans le fait que « comprendre un texte, c’est toujours comprendre des choses qui ne sont pas dites ». [10] En tant qu’enseignant, il faut s’efforcer à « parler d’un enseignement de l’écriture » comme nous l’exposent Philippe Geneste et Philippe Sero-Guillaume dans leur ouvrage « A bas la grammaire ». [11] Et, toujours à travers des citations, gardons à l’esprit que « […]ce ne sont pas des méthodes qui sont à l’œuvre dans les classes mais des pratiques pédagogiques. » [12]
[1] Philippe Sero-Guillaume :interprète en langue des signes, docteur en traductologie, directeur de la section Interprétation en Langue des Signes, de l’Ecole Supérieure d’Interprètes et de Traducteurs (ESIT), de l’Université Sorbonne Nouvelle, Paris 3.
[2] Lectorino et lectorinette CE1-CE2, Apprendre à comprendre des textes narratifs, R.Goigoux et S.Cèbe,Retz,2013.
[3] Ibidem.
[4] Citation dans le préambule de l’oral à l’écrit par Simone Terrier (orthophoniste), actes du colloque du 7 octobre 2006,Editions Papyrus,2007.
[5] Service de Soutien à l’Education Familiale et Scolaire.
[6] De l’usage motivant de la sémiologie en situation d’apprentissage, Hedi Fatnassi, Karine Galatoire, revue CNFEDS Liaisons n°33, mai 2017, http://www.cnfeds.univ-savoie.fr/liaisons/bulletins/33_2017-05/.
[7] Voir les formations proposées et les ouvrages de P.Geneste et P.Sero-Guillaume
A bas la grammaire, Edition Papyrus, 2014.
Les sourds, le français et la langue des signes, Edition CNFEDS,2014.
[8] Baobonbon,Satome Ichikawa,Ecole des loisirs, 2001.
[9] Cf la terminologie de Stella Baruk
[10] Une grammaire d’aujourd’hui, E.Charmeux, M.Grandaly,FM.Roland, Tome 2 : étudier le fonctionnement des textes, Sedrap,2001.
[11] A bas la grammaire, P.Geneste, P.Sero-Guillaume ,Edition Papyrus, 2014.
[12] Enseigner la lecture au cycle 2, JE.Gombert,P.Colé,S.Valdois,R.Goigoux,P.Mousty,M.Fayol,Nathan pédagogie, 2004.