Point de vue sur la grammaire scolaire du verbe
Philippe Geneste et Philippe Séro-Guillaume
Nous nous sommes appuyés sur un manuel et deux cahiers d’exercices de cinquième (voir ci-dessous). Cette fiche propose sept citations extraites de ces manuels, suivies, chacune, par un commentaire puis, le cas échéant, par l’énoncé de notre point de vue constructiviste pour une approche de l’enseignement grammatical (la prise en compte de l’activité du sujet). Pour faciliter la lecture, nous avons numéroté les citations.
Ce qui est développé dans le commentaire et le point de vue sur l’activité du sujet s’entend comme ce que l’enseignant, l’orthophoniste etc. doivent savoir et non pas comme ce qu’ils doivent enseigner. Il faut avoir une idée exacte de ce en quoi consiste le psycho-système de la langue, non pour l’enseigner mais pour savoir comment y faire advenir, patiemment, l’enfant ; la cohérence de ce qu’on va lui dire au cours du temps long de l’apprentissage est requise pour ne pas le plonger dans un maquis de propos à fondement explicatif hétérogène.
Références des manuels utilisés: Paul Joëlle (sous la direction de), Berrier Julie, Teissèdre Nathalie, Etude de la langue 5e, Paris, Bordas, 2010, 240 p. – dont on retrouve les définitions dans Paul Joëlle, Franchet Isabelle-Marie, La Grammaire par les exercices 5e Cahier d’exercice, rappel des cours, fiches méthode évaluations préparations de dictée, Bordas, 2014, 129 p.; Cazanove Cécile de, Chiffre Pierre-Alain, Grammaire. Cahier d’exercices 5e, Paris, Nathan, 2013, 129 p.
Citation 1 « L’imparfait exprime une action passée non limitée dans le temps ; il a plusieurs valeurs :-l’expression d’une durée : il marchait depuis l’aube. / -la présentation des actions d’arrière plan dans un récit au passé simple : il dormait quand le téléphone sonna. / -l’expression d’une habitude, d’une répétition : le lundi je jouais au tennis. / -la description : l’arbre était immense.»
Commentaire de la citation 1 : Le cahier d’exercice ne donne pas de définition de l’imparfait. Il y substitue une liste de cas d’emplois, liste incomplète. Dans quelle valeur du manuel l’élève va-t-il ranger A une minute près je ratais le train ou Ce jour là naissait Victor Hugo ? Les définitions de l’imparfait et du passé simple expression d’une action passée non limitée pour le premier, une action passée limitée dans le temps pour le second appellent plusieurs remarques : tous les verbes ne rendent pas compte d’une action, loin s’en faut. En revanche tous rendent compte du fait qu’une donnée, quelle qu’elle soit, fait événement dans la conscience du locuteur. Par exemple Il est cinq heures ne rend pas compte d’une action mais évoque un événement. Pierre subissait les coups … ne rend pas compte d’une action puisque Pierre est passif, mais du fait que cette passivité fait événement dans la conscience du locuteur.
Citation 2 « Le passé simple exprime une action passée limitée dans le temps (…). »
Commentaire de la citation 2 : Avec des termes nouveaux, apparemment plus savants, l’opposition non limitée /limitée renvoie à l’opposition traditionnelle action longue pour l’imparfait action brève pour le passé simple totalement inopérante pour expliquer l’utilisation de l’imparfait dans Ce jour là naissait Victor Hugo ?
Citation 3 : « [Le passé simple] exprime des faits isolés ou qui se sont succédé dans le temps. Ce sont des faits de premier plan, parce que ce sont eux qui font progresser l’action »
Commentaire de la citation 3 : La valeur des temps ne doit pas être mise en relation avec la seule fonction référentielle. En effet, les faits rapportés dans le discours ne sont pas en soi des faits isolés ou des faits liés. C’est le locuteur qui décide de les mettre en perspective l’un par rapport à l’autre ou de les considérer séparément les uns des autres. De la même manière, il met en scène l’événement en déterminant des faits de premier plan et des faits d’arrière plan
Notre point de vue concernant l’activité du sujet à partir des citations 1, 2 et 3 : La somme des cas d’emplois ne constitue pas une définition grammaticale. Force est de constater que le manuel scolaire à l’instar de la grammaire traditionnelle ne s’intéresse qu’aux effets de sens rencontrés au fil du discours. Il ne nous dit rien de la langue à proprement parler. l’analyse grammaticale proposée se résume à une liste non exhaustive de cas d’emploi. Comme l’indique Gustave Guillaume : « Une erreur certaine de la grammaire traditionnelle (…) est de vouloir expliquer les emplois en parlant d’autres emplois » [1] ; la méthode, poursuit Guillaume, « qui consiste à dériver les valeurs d’emploi les unes des autres et à les réduire à l’une d’entre elles considérée comme la source des autres »[2] « conduit à d’insupportables abus d’interprétation ».[3] Par exemple, dire que c’est à l’imparfait seul qu’il revient d’exprimer une durée dans le passé c’est s’interdire de comprendre l’emploi du passé simple dans les dinosaures régnèrent durant la quasi totalité de l’ère mésozoïque soit près de 175 millions d’années. Le passé simple ici évoque un événement qui a duré longtemps. La raison d’être de tel ou tel temps dans un énoncé n’est pas à chercher dans la nature des événements évoqués mais dans les choix opérés par le sujet à partir des possibilités que lui offre le système de la langue. L’imparfait, bien nommé puisque imparfait signifie qui n’a pas été mené à son terme, implique une vision d’inaccompli, ou plus exactement celle d’une part d’accompli et celle d’une part d’accomplissement à venir d’où son aptitude à mettre l’événement en perspective. Savoir que l’étendue qui peut être attribuée à la part d’accompli est variable à volonté permet de comprendre tous les cas d’emploi ; non seulement les plus fréquents comme Paul courait, la part d’accompli est ici importante, mais aussi une tournure où elle est nulle telle que A une minute près je ratais le train ou encore un emploi tel que Ce jour là naissait Victor Hugo…. Dans ce dernier cas de figure, la mise en perspective ne concerne pas l’événement annoncé par le verbe mais la suite des événements qui en découle : l’enfance, la jeunesse du grand homme, l’œuvre à venir etc. Le refus de cette mise en perspective, pour ne fixer son attention que sur l’événement et son accomplissement, se traduirait par l’emploi du passé simple : Paul courut ou Ce jour-là naquit Victor Hugo. On le voit ce n’est qu’en étant attentif aux opérations mentales que l’on peut comprendre la raison d’être de telle ou telle donnée linguistique. Les valeurs proposées par le cahier d’exercices, durée, habitude, répétition, arrière plan, description ne relèvent pas de la grammaire.
Citation 4 : « Quand le conditionnel a-t-il la valeur d’un mode ? »
Commentaire de la citation 4 : Cette question donne à penser que le conditionnel peut avoir une autre valeur que celle de mode; or seule la valeur modale, comme nous allons le voir est notée et aucune autre valeur n’est mentionnée, définissant le conditionnel comme un mode. D’ailleurs, dans le manuel La conjugaison du conditionnel (chap. 27) est présentée séparément de la conjugaison des temps simples de l’indicatif (chap. 25). Les emplois du conditionnel (chap. 36) dont nous avons extrait la citation, sont présentés après les emplois de l’indicatif et du subjonctif (chap. 35). Le conditionnel n’est donc bien présenté que comme un mode.
Citation 5 : le conditionnel : mode de l’incertain, mode l’atténuation polie, mode du rêve.
Commentaire de la citation 5 : Le conditionnel est défini par les seuls effets de sens modaux repérés dans les textes. Il n’est à aucun moment fait mention de sa valeur temporelle de futur du passé comme on peut le voir avec l’exemple qui suit : Je crois qu’il viendra demain vs Je croyais qu’il viendrait le lendemain. Viendra est un futur par rapport au présent je crois ; viendrait est un futur par rapport au passé je croyais.
Notre point de vue concernant l’activité du sujet à partir des citations 5 : N’inversons pas la cause et l’effet. C’est la valeur temporelle du conditionnel, futur du passé, –et à ce titre, il devrait figurer dans la chapitre consacré aux temps de l’indicatif– qui autorise le sujet à lui conférer s’il y a lieu une valeur modale. Ne confondons pas langue et discours. Cette valeur modale ne prend effet qu’en discours et n’existe pas à proprement parler en langue. Modes de l’incertain, de l’atténuation polie et du rêve ne font pas partie du système grammatical.
Notes
[1] Gustave Guillaume, Leçons de linguistique 1948 – 1949, … série A, Vol 1 (…), Québec – Paris, P.U. Laval – Klincksieck, 1971, p.133.
[2] ibid. p.78
[3] ibid. p.133