L’évaluation est le pilier de la politique éducative. Quelle place y est donnée aux élèves, en tant que sujets en développement dans une société ?
L’évaluation par compétence contre l’épanouissement des élèves, et de chaque élève.
par Philippe Geneste
La marque de la politique contemporaine du ministère de l’Éducation Nationale est l’évaluation[1]. Pas de rentrée scolaire sans que le Ministre n’annonce et ne vante une batterie d’évaluations nationales. Le livret scolaire numérique (livret scolaire unique appelé livret personnel de compétences avant 2016) rend compte du socle commun de connaissances, de compétences et de culture où des centaines d’items sont rassemblés en une multitude de compétences, elles-mêmes réparties en cinq domaines (on parle plus communément d’évaluation par compétences). L’évaluation se définit donc pour le ministère par la sommation de ces items marqués d’une coche de couleur. Chaque compétence est conçue comme le résultat d’un cumul d’items.
L’évaluation comme orthopédie comportementaliste
Pour chaque devoir les enseignants prévoient la grille des items voire des compétences qui vont y être évalués. Et ils la font figurer sur le devoir. Pour l’élève, il s’agit de valider (couleur verte) le maximum d’items pour obtenir le maximum de compétences. Il doit les thésauriser[2].
Ainsi, le travail des élèves et leurs productions sont réduits a priori à du quantifiable et à du mesurable. En s’appuyant sur l’évaluation par compétences, la différenciation pédagogique[3] de l’école inclusive tend à faire de l’enseignement une sorte d’orthopédie comportementaliste.
Les compétences contre la conception constructiviste des apprentissages
Cette conception de l’évaluation exclut le savoir. Celui-ci est remplacé par des unités plus simples, les compétences, elles-mêmes divisées en items[4]. Pourquoi n’est-ce pas la même chose de parler de compétences et au lieu de savoirs ? Parce que le savoir est une composante cognitive intégrée au développement de l’enfant et participant de sa psychogénèse et de son développement affectif en lien avec l’état des connaissances d’une société. Les compétences sont, elles, conçues en dehors du développement cognitif de l’élève comme en dehors des situations civilisationnelles et historiques.
Or, dans le livret de compétences d’un élève, cocher d’une couleur, qui signifie « en voie d’acquisition », une compétence d’écriture, cela ne renseigne en rien sur ce que peut faire l’enfant, ni sur les problèmes qu’il rencontre ; et cela détourne de la vraie question qui est : quels sont les processus d’expression scripturale que cet élève met en œuvre face à une tâche convoquant l’écriture ? Pour répondre à cette question, on ne peut pas isoler les composantes de l’écriture, mais les évaluer dans leurs rapports. Les compétences, elles, les isole les unes des autres.
Mais souvent, les compétences procèdent d’items qui sont génériques. Par exemple, voici une compétence d’écriture de cycle 4 : « Adopter des stratégies et des procédures d’écriture efficaces ». Un tel item peut être évalué du primaire à l’université. Il ne signifie rien pris isolément et sans autre précision de sa teneur. Que fait-on, u même cycle avec un item comme « Lire des œuvres littéraires » ? Ou « Connaître les différences entre l’oral et l’écrit » ?
Évaluation et politique de l’enseignement
Évaluer, c’est expliciter des valeurs ; donc si évaluer c’est compter des items, alors on est bien dans la comptabilité. Dès lors, ce qui se dit valeur est un élément comptable. Cette réification de l’enseignement ne s’intéresse pas, ne peut pas s’intéresser à l’élève qui apprend. Ce dernier est seulement identifié à la sommation des compétences cochées dans son livret personnel. Rien dans l’évaluation compétencielle ne vient faire sens pour l’enfant (aucun élève ni aucun enseignant n’ont une vision complète des centaines d’items des grilles de compétences du livret scolaire unique). Et rien dans cette évaluation ne fait sens pour l’enseignant qui est détourné de ce qui devrait être sa tâche : appréhender les processus cognitifs mis en œuvre par l’élève pur apprendre, pour effectuer telle tâche.
Non seulement cela ne fait pas sens mais le sens est interdit de présence par le dispositif même du travail demandé. En effet, nous l’avons vu, les compétences à atteindre sont notées a priori ce qui exclut pour l’enseignant de s’intéresser aux processus réels mis en acte par l’élève et, donc, de s’intéresser aux savoirs mobilisés par celui-ci. Or, seule l’appréhension de la démarche cognitive réelle de l’élève peut permettre à l’enseignant de mener l’esprit enfantin vers de nouvelles sentes de construction des savoirs. Telle est l’approche constructiviste étayée depuis des décennies sur les travaux de Piaget et des piagétiens, sur la psychologie génétique et suivie par tous les praticiens d’une pédagogie constructiviste en ses fondements.
Pourquoi l’institution scolaire refuse-t-elle cette approche ? Parce qu’elle repose sur le sens. Or le sens ne se quantifie pas. Il n’est pas extensif, il est intensif. Il ne relève pas du quantitatif, il est qualitatif.
Mais pourquoi cette frénésie d’évaluations au Ministère ? Au fond, ce dispositif majeur de la politique éducative cherche à masquer « l’impuissance » de l’école à prendre en compte les enfants dans leur développement, « en lui offrant une survie par l’enrégimentement c’est-à-dire l’inverse d’une éducation à la liberté et à la singularité de chaque praticien, enfant comme adulte »[5].
SCOLIES :
Scolie 1 : Faire la sommation de compétences ce n’est pas faire une théorie des apprentissages, pas plus que la sommation des items de symptômes dans la bible comportementaliste de la psychiatrie internationale (le DSM) ne forme une théorie par exemple de la schizophrénie ou d’autres maladies.
Scolie 2 : Quand, face à un malade en service de psychiatrie, le corps médical pose un protocole thérapeutique sous forme d’items à cocher, quand face à un élève, le corps enseignant pose un protocole d’évaluation sous forme de compétences à cocher, dans les deux cas, l’action (thérapeutique, éducative) est conçue à partir de grilles déjà là, toutes faites, préfabriquées, applicables universellement. Dans les deux cas, la validation dépend de la sommation des coches des items du protocole concerné. Exit le malade, exit l’élève, exit le sujet et place aux formulaires universels de thérapie, d’instruction.
[1] Voir les chapitres : « Les compétences » et « L’Évaluation » de Geneste Philippe, Contre l’école du tri social, pour une éducation commune polyvalente et polytechnique, affronter les cohérences institutionnelles et patronales sur la formation, Yaonville, Le Scorpion brun, 2018, pp. 53-112
[2] Voir la scolie 1 (remarque à propos d’une proposition) qui met en rapport la mode des compétences en éducation avec celle qui prévaut en psychiatrie.
[3] modalité plus théorique que pratique mais pesant sur les pratiques enseignantes car imposées par la hiérarchie
[4] Voir la scolie 2.
[5] Lafitte, Pierre, Pédagogie et langage. La pédagogie institutionnelle à la rencontre des sciences du langage et de l’homme, Paris, L’Harmattan, 2020, 303 p. – p.283