Du latin, du français et de la langue des signes…
par
Philippe Geneste
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Sommaire complet des trois contributions
♦ Un rapide détour historique par le statut des patois dans l’enseignement du français
♦ La grammaire du français, pour l’enseignement d’une langue seconde : un rapport avec le bilinguisme contemporain en vigueur dans l’enseignement auprès de jeunes sourds ?
♦ De la répétition historique dans la méthodologie
♦ Ce qu’un regard historique pourrait nous enseigner sur la thèse officielle stipulant que la langue des signes est l’oral du français.
♦ L’enseignement de la Langue des Signes Française devant l’opinion publique
♦ L’enjeu de l’indépendance de la langue des signes
♦ Quelles perspectives ?
Un rapide détour historique par le statut des patois dans l’enseignement du français
Une fois n’est pas coutume, nous commencerons un ouvrage par le titre d’un autre ouvrage écrit par un curé, L.M. Petit et publié en 1842 à Nancy : Dictionnaire patois-français à l’usage des écoles rurales et des habitants de la campagne, ouvrage qui par le moyen du patois usité en Lorraine et principalement dans les Vosges, conduit à la connaissance de la langue française.
Remplaçons patois par Langue des Signes Française et nous aurons l’essence de la démarche officielle du bilinguisme, telle qu’explicitée, en son temps, par Hervé Benoist[1] et reproduite depuis dans les textes officiels divers. Pour le curé Petit, le patois n’a aucun intérêt, il est un instrument pour faire acquérir le français : « L’objet du lexique n’est pas d’offrir au lecteur le sens des mots qu’il ne comprendrait pas, mais au contraire de le former à la conversion rapide d’une langue dans l’autre » commente André Chervel[2]. L’ouvrage de Petit intervient alors que l’on est en pleine rénovation de l’école élémentaire avec une visée d’uniformisation linguistique du pays.
L’enseignement du français à partir du patois repose sur le principe suivant : « l’utilisation orale du dialecte dans la classe, et l’accès au français à partir de la grammaire et de versions gasconnes, béarnaises ou bretonnes »[3]. La doxa officielle stipule que la Langue des signes française est l’oral du français. Le recours au patois ne change rien à la scolastique grammaticale[4] en vigueur (« version », « grammaire ») ; la doxa officielle du bilinguisme non plus.
Poursuivons (c’est nous qui signalons le [a-] et le [b-] : « a-La préoccupation majeure de ces didactiques, dont la finalité est évidemment de la préservation des langues locales b- est d’éviter dans la mesure du possible le passage par le français parlé »[5]. Ce que la première partie [a-] de la citation nous dit est bien sûr lié au contexte historique d’une église, qui veut garder ses ouailles et qui, pour cela, promeut le patois. La disparition des patois à l’école à partir de 1880 marquera une défaite de l’Eglise dans son combat contre la laïcité et l’Etat. Jules Ferry était convaincu qu’en excluant l’instruction religieuse de l’école il en écarterait les patois. Revenons à la citation [a]. Pour le discours officiel, il s’agit que soit préservée, reconnue et promue la Langue des Signes Française. Celle-ci n’est pas pensée à partir de son originalité linguistique mais à partir de rapports de forces institutionnels. Dans la seconde partie de la citation, le [b-], on a une identité de visée entre la méthode préconisée par Petit et la conception officielle du rapport entre les deux langues du bilinguisme aujourd’hui. En effet, pour le dogme officiel, le français est écrit, il est la langue de la loi, de la constitution, c’est même, dixit Benoist, l’écrit de la Langue des Signes Française. Cette conception est d’essence paresseuse puisqu’elle permet d’éviter deux choses. D’une part, elle évite toute interrogation sur ce que pourrait être un écrit de la Langue des Signes Française, ce qui n’est pas une absurde question toutes les langues prétendant à un statut officiel ont de tout temps formulé ce questionnement ; d’autre part, l’institution éducative évite de s’interroger sur les problèmes que pourraient poser la transition de la Langue des Signes Française à l’écrit du français et donc, est ainsi évitée, éludée, la problématique de la transmission de l’écrit aux jeunes sourds. C’est un peu abrupt, mais il faut aller au bout des conceptions pour les juger. En affirmant que le français est l’écrit d’un oral, qui serait la Langue des Signes Française, on présuppose une mêmeté de structure entre les deux langues. Et c’est bien ce qui se passe, la scolastique grammaticale reste le discours de raison des textes officiels en ce domaine du bilinguisme. Il ne reste plus au pouvoir reconnaissant qu’à remercier pour son alliance structurelle et institutionnelle ceux des partisans de la langue des signes qui la cantonnent à une pratique quotidienne, utilitaire, de langue orale de communication. Si tel n’était pas le cas, alors, la langue des signes réclamerait un autre statut d’enseignement pour les élèves sourds et elle ne ferait pas l’impasse sur les problèmes liés à sa transcription[6].
Au dix-neuvième siècle, le maître d’école, l’instituteur « travaille (…) à franciser la France »[7] ; doit-on entendre dans le bilinguisme un écho de cette volonté uniformisatrice : franciser l’enfant sourd ? Ce serait largement excessif, mais pas totalement. La France qui a signé, le 7 mai 1999, la charte européenne des langues régionales et minoritaires ne l’a toujours pas ratifiée. Le Conseil d’Etat, sollicité par le gouvernement le 24 juin 2015, a rendu un avis défavorable. On y retrouve les mêmes arguments que ceux émis par lui en 1996[8] et en 2013 : il souligne que « les principes d’indivisibilité de la République, d’égalité devant la loi et d’unicité du peuple français (…) s’opposent à ce que soient reconnus les droits collectifs à quelque groupe que ce soit, défini par une communauté d’origine, de culture, de langue ou de croyance »[9]. C’est une donnée qui ne doit pas être perdue de vue.
La grammaire du français, pour l’enseignement d’une langue seconde ?
On l’oublie un peu vite, mais les premières grammaires du français furent éditées pour enseigner le français à des personnes de langue étrangère. C’est ce qui explique que les premières grammaires soient surtout anglaises. En effet, « c’est dans les classes cultivées de Grande-Bretagne que s’impose la nécessité de se perfectionner dans la lecture et dans l’écriture de ce qui a longtemps été la langue de la monarchie »[10]. « Au XVIIIème siècle et jusqu’à la Grammaire générale et raisonnée d’Arnault et Lancelot [1660] tous les manuels qui ont laissé une trace dans l’histoire de l’enseignement, ceux de Maupas (1607), Daniel Martin (1619), Oudin (1633), Chiffet (1659) sont destinés aux étrangers »[11]. Et comme la langue commune des élites était le latin, on comprendra que « Jusqu’au XVIIème siècle, l’idée de rédiger pour les François une grammaire du français paraît aberrante. Une grammaire c’est fait pour apprendre une langue étrangère, le latin surtout »[12]. C’est donc au contact de la « langue régente, de la langue de culture par excellence qu’[au XVIème et XVIIème siècle] les théoriciens élaborent leur réflexion »[13]. Le lecteur se demande quel rapport avec la situation actuelle de l’enseignement bilingue français / Langue des Signes Française ? Réfléchissons. Aujourd’hui, la domination du français sur la Langue des Signes Française et donc la soumission de celle-ci à la didactique du français sont absolues. En effet, on ne se demande pas, et les textes officiels eux-mêmes ne se demandent pas, quelle transposition du métalangage grammatical du français, dans un enseignement contrastif des deux langues, est explicative pour l’élève. Il est vrai que les textes officiels ne se sont jamais posé cette question pour ce qui est de l’enseignement grammatical du français aux élèves entendants, alors… Mais quand même, nommer une catégorie grammaticale, nommer une fonction, c’est pour l’enseignant donner au mot, à la relation une visée qui marque que toute langue supporte un discours sur elle-même et que ce discours a du sens. Quel sens a ce discours quand on va parler de l’article en situation d’enseignement bilingue ? En revanche, cet usage du métalangage prouve que le français est la langue de culture dominante, comme l’était le latin au XVIème et XVIIème siècle. C’est parce que cette situation n’est pas réfléchie que l’enseignement de la langue des signes se retire dans une description des discours dont les tenants veulent faire une théorie de la langue : l’iconicité. Si on met ainsi en position d’étrangement la langue des signes, c’est parce qu’on ne veut pas ou qu’on ne sait pas en faire la théorie. C’est une part d’exotisme séducteur qui ne cache pas l’inconsistance théorique à saisir les processus constructeurs propres à la langue de signes. Surtout, cet étrangement permet de ne pas toucher à la sacro-sainte grammaire scolastique du français. Au fond, tout le monde s’en réjouit, chacun chez soi pour le meilleur de son monde à soi[14].
Notre analogie avec la situation d’apprentissage du français à partir du latin peut apparaître excessive. En effet, elle l’est, mais pas pour les raisons que l’on croit. Elle est excessive en cela que les grammaires de Scioppius (Grammaire philosophique, 1628), de Sanctius (Minerve 1587), de Ramus (Gramere 1562), de Scaliger (De Causis linguae latinae 1540) comme plus tard celle de port Royal (Grammaire générale et raisonnée 1660), ont fait jouer à la grammaire du français qu’elles cherchaient à élaborer un rôle de premier plan. Rien de cela avec la situation actuelle du bilinguisme. Pour l’enseignement aux sourds, la Langue des Signes Française ne joue aucun rôle. Et ceci est si vrai, qu’on demande à la langue des signes française de traduire et traduisant d’expliciter les termes du métalangage du français. On fait donc comme si ces termes (objet, pronom personnel, complément, article…) étaient naturels. La vérité est que le bilinguisme ainsi conçu écrase la langue des signes française, nie sa spécificité et la momifie dans une gangue métalinguistique comme un vêtement non approprié au corps auquel on le destinerait. Notre analyse montre que l’on passe de la grammaire française des exceptions qui, restreignant la capacité d’une forme, « laissent l’esprit tout hésitant »[15], à une grammaire exceptionnelle d’une langue (la Langue des Signes Française) reflétant, et la reflétant l’explicitant, la grammaire d’une autre langue (le français) ! Nous sommes en pleine chimère ! Et l’enfant dans tout cela a-t-on envie de demander aux concepteurs de tels montages didactiques si peu scientifiques ?
Donc, à la source de la grammaire scolaire est la grammaire du français langue étrangère. Or, les maîtres (des précepteurs), qui avaient en charge cet enseignement auprès des jeunes enfants anglais de famille nobles ou aisées, enseignaient aussi le latin à leurs élèves. Il n’est pas rares que ces précepteurs aient, comme un certain Cauchie, publié une grammaire française et une grammaire latine. Pourquoi les deux, eh bien pour « que le renvoie de l’une à l’autre soit aisée »[16], car, ne l’oublions pas, l’enseignement du français s’accompagnait de l’enseignement du latin, langue de culture encore dominante. Beaucoup de grammaires latines, nous dit Chevalier, « traduisent les paradigmes du latin en français, tant pour les pronoms que pour les noms »[17]. Par exemple, sachant que le tableau des définitions est fondamental pour identifier les structures de la langue latine, « on se sert du français pour graver les formes latines dans l’esprit de l’enfant, pour leur donner une porte plus aisée. Il est donc clair que lorsque le maître passait du latin au français, il utilisait les mêmes structures ; et de même qu’il construisait l’oraison latine en assemblant les cas, ainsi il pouvait construire une phrase française en suivant la même démarche avec les groupements correspondants en français. Modifier un tel système, c’était remettre en cause les principes mêmes sur lesquels reposait l’enseignement et tourmenter les élèves… et les maîtres »[18].
Le tour de passe-passe du bilinguisme, c’est l’acculturation des sourds au français, donc de la Langue des Signes Française à la langue française, seule langue support d’un appareil grammatical énoncé. En effet, quand pour expliquer le présent ou l’imparfait du mode indicatif, l’enseignant fait passer l’élève par le truchement d’un signe manuel ou d’un discours gestué, il induit une identification d’une catégorie grammaticale ou une morphologie grammaticale à un geste de la langue des signes française. Or, ce procédé tombe sous les mêmes critiques que celles qu’un professeur de l’académie de Strasbourg, St. Spalt, adressait à ses collègues dans la situation de devoir enseigner le français et le latin à des enfants allemands ou anglais. Ces professeurs utilisaient alors l’allemand ou l’anglais pour faire comprendre le latin, mais aussi passaient par le latin pour enseigner le français. Spalt disait dans la préface à Grammatica gallica (1622), ouvrage rédigé en latin : « on enseigne un français modelé sur le latin “gallique”, qui est évidemment un latin barbare ; on calque absurdement des groupements latins sur le groupement français que devra apprendre l’enfant »[19]. Voici l’explicitation du propos de Spalt : « L’enfant entend cras ego vos veniam videre et retrouve mot à mot demain je vous viendray veoir. Le maître pousse des cris de plaisir et, pourtant, cette méthode est triplement sotte :
-l’enfant est détourné de l’élégance de la langue latine et s’habitue à la barbarie
-il s’éloigne des concepts de sa propre langue (l’un des tics de Spalt est de prétendre que le français est copié –et mal copié- sur l’allemand)
-lorsqu’il est seul, il est incapable de traduire sa propre langue en français : “qu’on lui propose le tour correct en latin comme en allemand et qu’on lui demande de traduire en français, il reste muet comme une carpe” écrit Spalt. »[20]
N’en va-t-il pas de manière similaire avec le bilinguisme contemporain français / Langue des Signes Française ? Observons :
-l’élève est détourné de la réalité linguistique du français parlé au profit exclusif du français écrit qui sert de fondement à la grammaire scolaire.
-l’enseignement bilingue détourne la Langue des Signes Française de sa propre structure pour lui surimposer un artefact grammatical de français écrit
-lorsqu’il est seul, l’élève seul est incapable de passer du français à la Langue des Signes Française ou de la Langue des Signes Française au français.
De manière synthétique, nous pourrions lire l’usage actuel du bilinguisme à travers l’histoire de la grammaire, en disant : « la grammaire latine s’est forgée à l’intérieur de la grammaire grecque ; de même la grammaire française se développe à l’intérieur de la grammaire latine »[21] ; de même la grammaire de (ou la seule réflexion linguistique sur) la Langue des Signes Française se développe à l’intérieur de la grammaire scolaire de la langue française. Il y a occultation de l’identité grammaticale de la Langue des Signes, et identification à une scolarisation de l’usage gestué du langage.
Notes
[1] Philippe Geneste et Philippe Séro-Guillaume, « Sujet signant réel, langue des signes et enseignement. De qui, de quoi, parle-t-on ? » Liaisons, n°3/4 rentrée 2006, pp.47-56 et Connaissances et surdités, n°15 mars 2006, pp.28-31
[2] Chervel, André, Histoire de l’enseignement du français du XVIIème au XXème siècle, Paris, Retz, 2008, 832p.-p.23
[3] Ibid. p.31
[4] La scolastique est ce principe scolaire selon lequel les savoirs transmués en étiquettes métalinguistiques s’empilent. La scolastique fait démarrer les apprentissages par les abstractions, avant de travailler sur les représentations ; elle prétend même qu’il faut, à l’enfant, posséder consciemment ces abstractions pour accéder aux représentations… Voir Brièvetés pédagogiques n°2 L’apprentissage créatif qui repose sur la sensibilité s’oppose à la scolastique à lire sur le blog Lesart psychomécanique
[5] Ibid.
[6] Voir Séro-Guillaume, Philippe, « L’écriture de la langue des signes partie 1 », Connaissances surdités, n°46, décembre 2013, pp. 30-33 ; Séro-Guillaume, Philippe, « L’écriture de la langue des signes partie 2 », Connaissances surdités, n°47, mars 2014, pp. 31-34 ;
[7] Chervel, André, Histoire de l’enseignement du français (…) op. cit. p.31
[8] La charte a été adoptée à Strasbourg le 5 novembre 1992 et il fallait, qu’ensuite, chaque état la ratifie
[9] Cité dans Jean-Baptiste de Montvallon, « Nouvel Obstacle à la ratification de la Charte des langues régionales », Le Monde du2-3 août 2015, p.8
[10] Chervel, André, Histoire de l’enseignement du français (…) op. cit. p.42
[11] Ibid. p.42
[12] Ibid.
[13] Chevalier, Jean-Claude, Histoire de la syntaxe. Naissance de la notion de complément dans la grammaire française (1530-1750), Genève, Droz, 1968, 776 p. – p.366
[14] Nous revenons sur cette question dans notre partie intitulée L’enseignement de la Langue des Signes Française devant l’opinion publique
[15] Scioppius Grammaire philosophique, 1628 cité par Chevalier op. cit. p.366
[16] Chevalier, jean-Claude, Histoire de la syntaxe… op. cit. p.377
[17] Ibid.
[18] Ibid.
[19] Cité par Jean-Claude Chevalier, Histoire de la syntaxe… op. cit. p.379
[20] Ibid. p.378
[21] Ibid. p.379