Du latin, du français et de la langue des signes…
par
Philippe Geneste
–
Sommaire complet des trois contributions
♦ Un rapide détour historique par le statut des patois dans l’enseignement du français
♦ La grammaire du français, pour l’enseignement d’une langue seconde : un rapport avec le bilinguisme contemporain en vigueur dans l’enseignement auprès de jeunes sourds ?
♦ De la répétition historique dans la méthodologie
♦ Ce qu’un regard historique pourrait nous enseigner sur la thèse officielle stipulant que la langue des signes est l’oral du français.
♦ L’enseignement de la Langue des Signes Française devant l’opinion publique
♦ L’enjeu de l’indépendance de la langue des signes
♦ Quelles perspectives ?
De la répétition historique dans la méthodologie
La praelectio ou méthode de l’enseignement du latin utilisé par les jésuites est la suivante :
1° le texte latin est donné aux élèves, on le présente en français mot à mot
2° on lit le texte en latin
3° on le reconstruit si besoin selon l’ordre naturel (ordo naturalis) « lequel est proche de l’ordre des langues modernes »[1]
4° on éclaircit les difficultés de langue, c’est-à-dire qu’on fait répéter des règles aux élèves.
Transposons à ce qui se pratique pour la Langue des Signes Française :
1° le texte français est donné aux élèves, on le présente en Langue des Signes Française « mot à mot ». On sait que Philippe Séro-guillaume fustige cette méthode, en rappelant qu’il faut présenter le texte, élargi à son contexte, en Langue des Signes Française avant de le lire en français, afin d’installer prioritairement la compréhension.
2°on lit le texte en français
3° et 4°Dans le bilinguisme le français écrit et sa syntaxe sont donnés comme norme. L’ordo naturalis est, donc, la langue cible (le français) et non la langue jugée source (la Langue des Signes Française). Ceci complique les choses pour les élèves sourds par rapport aux élèves entendants de l’époque classique.
Même si il n’y a pas parfaite superposition de la praelectio à la méthode de fait utilisée pour le bilinguisme français / Langue des Signes Française, le rapprochement est saisissant. La méthode dit se fonder sur l’usage, or, en fait, elle « conduit à donner à la grammaire et à ses règles une importance décisive »[2]. C’est bien ce qui se passe sous couvert d’enseignement bilingue. L’enseignement formel y prend le pas sur l’usage linguistique réel, tant en Langue des Signes Française qu’en langue française. En va-t-il de même avec l’enseignement de la Langue des Signes Française dispensé auprès des enseignants se destinant au CAPES de langue des signes ?
Nous voudrions approcher une autre similitude.
En partant de la grammaire latine pour faire la grammaire du français, les grammairiens et pédagogues du XVIème siècle se sont basés sur une langue morte uniquement écrite. Donc, lorsqu’ils parlaient de la norme de la langue courante, ils parlaient de la langue écrite, du latin écrit. C’est exactement ce qui se passe avec la Langue des Signes Française subordonnée au français en tant qu’oral de ce dernier. On voit que la visée des initiateurs institutionnels de la Langue des Signes Française dans l’enseignement ainsi que la théorisation institutionnelle du bilinguisme nient la pratique langagière réelle et des signeurs et des locuteurs entendants, pour poser, l’écrit comme norme unique. Il en va de même avec les enfants entendants.
En fait, la matière de l’étude linguistique donnée aux sourds, c’est uniquement le français écrit. On falsifie ainsi la langue française écrite en langage commun transcrivant jusqu’à la langue signée gestuée définie pour ce faire en oral de ce français écrit.
On arrive ainsi à cette affirmation que le français écrit est la langue courante au même titre que la Langue des Signes Française est une langue des interactions quotidiennes.
On suppose donc, assez vite, des structures naturelles portées par les catégories grammaticales du français appliquées à la Langue des Signes Française : on va chercher le pronom personnel « je », l’article, le verbe etc. On recourt, finalement, à l’idée que les relations logiques (grammaire logique dit la doxa) sont universellement sous-jacentes à toutes les langues. Et tant pis pour les particularités de celles-ci. La Langue des Signes Française sera appelée à expliquer les compléments d’objet direct et les compléments d’objet indirect, les sujets et les attributs etc. La Langue des Signes Française va ainsi être convoquée à signer ces concepts, à proposer des enchaînements de signes pour en rendre compte. C’est une œuvre d’assimilation ou d’acculturation, pour reprendre le terme utilisé précédemment.
Ce qu’un regard historique pourrait nous enseigner sur la thèse officielle stipulant que la langue des signes est l’oral du français.
Il existe un autre glissement de hiérarchie des langues entre la Langue des Signes Française et le français. La Langue des Signes Française décrétée officiellement oral du français revient, peu ou prou, à dire que la Langue des Signes Française relève de la nature, un peu comme les langues modernes étaient dites relever de la nature par opposition au latin, langue de la culture. A l’époque, on passait par la langue moderne parce que, disait-on, elle présentait un ordre naturel qui facilitait l’entrée dans le latin. Bien sûr, aujourd’hui, ce n’est pas ainsi que la Langue des Signes Française est présentée en regard du français. Toutefois, et l’analyse grammaticale prévalant l’atteste, il y a bien une langue de référence, le français et une langue de communication, la Langue des Signes Française. Ajoutons que la distinction langue écrite (français), langue orale (Langue des Signes Française), atteste aussi cette hiérarchie prégnante.
Entre 1562 et 1660, on a deux tendances pour l’enseignement du latin :
– on l’enseigne par imprégnation, avec des paradigmes et des listes de vocabulaire
– on l’enseigne par l’apprentissage de règles grammaticales avec des exemples édifiants, « pour imposer à l’enfant un cadre contraignant, une grille à déchiffrer la latinité »[3].
C’était soit l’une soit l’autre des méthodes. Cette tension a suscité moult débats d’ordres didactique et grammatical, d’où sont sortis les éléments de grammaire (tant latine que française) d’enseignement, mais aussi, au fil du temps, la substitution de la méthode d’apprentissage des langues vernaculaires ou des langues étrangères (dans le cas d’un préceptorat à l’étranger) à la scolastique grammaticale propre à l’apprentissage du latin.
Au vingt et unième siècle, le bilinguisme français/Langue des Signes Française ne semble pas connaître un tel dilemme ni une telle opposition. L’institution, dans le cadre de l’inclusion, a résolu ce problème en adoptant les deux points de vue. Pour le premier, on utilise la Langue des Signes Française ; c’est elle qui est employée pour enseigner par l’ambiance d’un bain de langue, celui de la langue jugée véhiculaire. Pour le second, le français est seul en ligne de mire et la vraie affaire de l’enseignement car elle conditionne l’inclusion scolaire, entre autres choses. Dans le premier cas, l’enseignant se situe dans le cadre d’un cours actif et vivant ; dans le second cas, il se situe dans un cours docte, frontal –même si l’affrontement est masqué derrière des tours de passe-passe didactiques- fondé sur la scolastique donc sur la répétition d’un savoir étranger, extérieur à apprendre pour l’élève, ou, pour l’enseignant, à faire apprendre à l’élève : la grammaire du français. Mais y a-t-il vraiment résolution du problème ?
Pour pouvoir répondre, il nous faut approfondir.
La Langue des Signes Française n’est que rarement la langue maternelle des jeunes sourds, si bien que pour la majorité d’entre eux, dans les premières classes de la scolarité, cela revient à apprendre deux langues, deux langues étrangères hiérarchisées entre elles. L’une est apprise par la pratique (la Langue des Signes Française), l’autre par la grammaire (le français). Mais comme ces deux langues sont hiérarchisées, même l’apprentissage de la Langue des Signes Française va entrer dans des procédures rigidifiantes afin de soutenir le regard de l’enseignement de la langue de fait reconnue dominante.
On comprend dès lors, que ce qui guide l’enseignement bilingue de ce vingt et unième siècle, ce n’est pas la réalité des pratiques linguistiques des élèves –elle n’est pas prise en compte–, mais le rôle des usages linguistiques, que l’institution scolaire a assigné de l’extérieur, à chacune des langues. L’effet scolastique s’en trouve multiplié par deux !
Les grammairiens du XVIème siècle et du XVIIème avaient peu à peu adopté l’idée que, pour apprendre le français à un jeune anglais, il valait mieux passer par la grammaire française que par la grammaire latine. Pourquoi ? Parce que les constructions des langues modernes sont plus proches entre elles que la construction de l’une d’elle avec la construction de la langue latine. C’est ainsi qu’à la fin du XVIème siècle puis au XVIIème siècle, on enseignait le français à l’élève anglais à partir de la grammaire anglaise et qu’on lui enseignait le latin à partir de la grammaire du français. Au XVIIIème siècle, un exercice courant de l’analyse grammaticale était de « faire la construction »[4]. Il s’agissait pour l’élève, devant traduire un texte latin en français, de remettre les mots du latin dans l’ordre où ils seraient dans une phrase française. André Chervel, commentant cet exercice remarque : « on fait faire “les parties” aux débutants, “la construction” aux élèves plus avancés »[5]. On fait les parties, en suivant les parties du discours correspondantes aux mots du texte latin : « C’est la baisse constante du niveau des études latines qui contraint les maîtres à intercaler, dans l’explication du latin, l’étape supplémentaire où l’on identifie grammaticalement les mots ; et le souci croissant de l’orthographe française contribue à faire prévaloir l’exercice “faire les parties” »[6]. Chervel commente l’enseignement au XVIIIème siècle, mais ceci reste vrai aujourd’hui où on apprend la grammaire aux élèves pour le bien écrire et le bien parler et pour ne pas faire de « fautes d’orthographes »… quant à la baisse du niveau, est-il utile de peser sur quelques analogies contemporaines… ?
Au XVIème et au XVIIème siècle, quand on se met à privilégier l’enseignement des langues modernes, on ne possède pas de théorie grammaticale du français et encore moins une réflexion éprouvée de son enseignement. Aussi, les grammairiens se réfèrent à la langue latine et c’est pourquoi ils calquent les méthodes d’enseignement du français sur celles du latin car celles-ci sont bien plus avancées. En 2004/2005, il en allait de même avec la Langue des Signes Française. Il existait deux théorisations. L’une est celle de l’iconicité développée par Cuxac ; l’autre une approche guillaumienne développée par Séro-Guillaume. Cette dernière, qui s’appuie pourtant sur des faits de langue et de discours avec une assise unique sur la théorisation du geste manuel, sur la théorie des aires linguistiques de Gustave Guillaume, et une approche constructive des apprentissages linguistiques, n’obtient que peu d’écoute le la part de l’institution qui privilégie la première. Or, celle-ci n’est pas une théorie de la langue, mais une description du discours. Aucun fait de langue n’est recherché, seuls des faits de discours sont décrits et inventoriés. Mais comme ils le sont au titre de la langue, ses spécialistes vont développer un exotisme linguistique. La Langue des Signes Française vient s’enfermer dans un exil de pure idéalité, objet linguistique d’un désir d’exclusivité qui la coupe de toute langue, qui l’extrait de l’histoire des langues. La Langue des Signes Française devient alors un artefact.
Les raisons pour lesquelles cette théorisation a été choisie par l’Etat sont multiples. Une des raisons est que si la Langue des Signes Française est un artefact, alors, rien ne s’oppose à conserver la matrice grammaticale scolaire du français et d’y sceller l’enseignement bilingue quand il est choisi par l’élève et sa famille. Le changement de tutelle de l’éducation des jeunes sourds du Ministère de la Santé au Ministère de l’éducation Nationale, a renforcé ce trait. Tout le monde ainsi semble s’y retrouver : les autorités de l’éducation peuvent continuer à promouvoir la scolastique grammaticale comme mode privilégié de l’inclusion des élèves sourds, les partisans de l’iconicité peuvent s’enorgueillir d’avoir fait pénétrer la Langue des Signes Française au cœur du système éducatif après des décennies de justes luttes.
Tout le monde s’y retrouve, sauf les élèves aux processus d’apprentissage desquels on ne s’est pas donné la peine de s’intéresser. Grande avancée, le bilinguisme permet de ne rien bouger dans l’institution scolaire au niveau du contenu des cours de français ; et il permet de promouvoir en parallèle l’institutionnalisation de l’iconicité. Le débat sur l’enseignement contrastif, sur l’enjeu de l’usage de la Langue des Signes Française en classe, sur la pertinence de l’analyse grammaticale logique, la question du fossé existant entre l’analyse morphologique du français et sa glose par la langue des signes, les problèmes soulevés par le métalangage scolaire commun portant sur les deux langues, les dissymétries en termes de périodisation des apprentissages linguistiques chez les jeunes sourds et chez les jeunes entendants, l’approche constructive des processus d’apprentissage de chacune des deux langues, tous sont évacués : il est vrai qu’il n’y a ni problèmes, ni question, ni débat puisque partisans de l’iconicité et partisans de la grammaire scolaire affirment voire théorisent que la Langue des Signes Française est l’oral du français ! Quel bonheur ! Quel hasard heureux qu’une langue soit le discours d’une autre langue !
Une conséquence est que les méthodes d’enseignement du français, dans leur version la plus scolastique, c’est-à-dire l’enseignement grammatical, vont prendre le dessus sur toutes autres approches. Et c’est dramatique au regard des savoirs du métier d’enseignant auprès des jeunes sourds accumulés au cours des siècles. Ce savoir est de fait jeté aux oubliettes de l’enseignement spécialisé, afin de ne pas venir faire ombrage aux lumières de l’inclusion scolaire. Des enseignants chevronnés, formés, sont ainsi lancés sur les routes qui relient des écoles, des établissements scolaires, ne pouvant plus exercer leur métier et devenant des conseillers d’équipe pédagogique, des accompagnateurs d’élèves, ressuscitant avec faste et innovation le métier de répétiteurs. Pourquoi gâcher un tel savoir professionnel ? Pourquoi, l’inclusion scolaire s’accomplit-elle par l’effacement de la spécialisation ? L’observation des pratiques institutionnelles nous donne la réponse : il s’agit de développer ce qu’autrefois on nommait le rattrapage, et qu’on nomme aujourd’hui comme hier, la remédiation scolaire, ce grand leurre de l’obscurantisme pédagogique.
Notes:
[1] Ibid. p.390
[2] Ibid. p.390
[3] Ibid. p.398
[4] Auroux, Sylvain (sous la direction de), Histoire des idées linguistiques, tome II Le développement de la grammaire occidentale, Liège, Mardaga, 1992 pp. 70-73
[5] Chervel, André, Histoire de l’enseignement du français (…) op. cit. p.247
[6] Chervel, André, Histoire de l’enseignement du français (…) op. cit. p.247