En éducation, Piaget semble voué aux oubliettes. Méconnaissance et fausses interprétations circulent. Ainsi, sur les stades du développement de l’enfant…
Pour le constructivisme piagétien.
Les stades de développement de l’enfant ne sont pas ce qu’en disent leurs détracteurs
PHILIPPE : Piaget semble voué aux oubliettes. La doctrine officielle de l’éducation l’a effacé de la photographie des penseurs de l’apprentissage. On l’évoque, parfois, comme un ancêtre, à la manière de ces cruches antiques que l’on dispose sur des étagères de salon pour faire valoir un peu de culture. Mais sa théorie du développement de l’enfant, avec la description des stades de l’intelligence, l’analyse des rapports entre ceux-ci et ceux de l’affectivité, l’archéologie du signe linguistique depuis le langage animal jusqu’aux langues humaines, cette théorie du développement de la pensée est devenue introuvable, absente des lieux de formation des enseignants et éducateurs, y compris ceux destinés à enseigner et accompagner de jeunes handicapés.
PHILIPPE : Cela n’a rien d’étonnant. A l’éducation nationale les théories se succèdent à un rythme accéléré. A la fin des années 80 Chomsky était à la mode et les enseignants qui venaient se spécialiser à la prise en charge des jeunes sourds au CNEFEI ne manquaient pas de s’interroger sur la pertinence des arborescences chomskyennes, des groupes nominaux et verbaux en matière d’enseignement du français aux jeunes sourds. Bentolila a eu son heure de gloire. Aujourd’hui les neurosciences envahissent tous les domaines : cognition, pédagogie, psychologie, entreprise et bien sûr pédagogie avec la création en 2018 du CSEN (Conseil Scientifique de l’Education Nationale) dont la présidence a été confiée à Stanislas Dehaene le grand ponte des neurosciences.
Le problème est que, quelle que soit la théorie considérée, la doctrine officielle est plus à l’affût d’une caution, d’un vernis scientifique, que d’une réflexion qui risquerait de mettre en cause les pratiques pédagogiques et les contenus des programmes. Or, cette réflexion, c’est très précisément ce à quoi les travaux de Piaget nous invitent. Il a mis son énergie à convaincre les milieux pédagogiques, éducatifs et institutionnels, que seules les pédagogies constructivistes et actives étaient le mieux aptes à accompagner l’enfant dans ses apprentissages et à susciter chez lui un besoin d’apprendre.
PHILIPPE : C’est sûr. Être plus respectueux des étapes qui jalonnent le développement de l’enfant que d’un programme, voilà le message essentiel de Piaget. D’ailleurs dans un de tes derniers articles, tu montres qu’en ce concerne les arts plastiques, le dessin, le bon sens rejoint ses recommandations… .
PHILIPPE : Effectivement il ne viendrait à l’esprit de personne d’enseigner la perspective à un enfant de cinq ans. Chez ce dernier, l’utilisation de la perspective n’est absolument pas spontanée mais, bien au contraire, elle est le fruit d’un enseignement qui intervient, condition sine qua non, à un moment où son développement le rend accessible à un tel apprentissage, soit, pas avant 9 ans. En aucune manière l’enseignement de la perspective et des règles de composition académique ne sont à l’origine des productions de l’enfant ou de son appétence pour le dessin. On aimerait qu’en matière d’accès au langage on fasse preuve du même bon sens. En effet de la lallation, au babillage puis au mot–phrase et enfin à la phrase, l’enseignement de la grammaire n’est en aucune façon à l’origine des productions langagières de l’enfant ni à l’origine de son appétence pour la langue. Il y a là sujet à méditation afin d’aller vers de nouvelles perspectives dans l’enseignement, et poser les bases d’une pédagogie pour l’apprentissage créatif… et pas seulement en ce qui concerne le langage !
Piaget dérange et ceci expliquant cela, on lui fait dire ce qu’il ne dit pas. Par exemple, on explique que les stades de développement sont trop rigides et ne rendent pas compte de la réalité des productions mentales, affectives ou linguistiques des enfants. Or ceci est faux
PHILIPPE : Oui, d’ailleurs Piaget lui-même prévient cette objection à sa théorisation des stades. Il dit que si les stades étaient rigides, « le maître perdrait son temps et sa peine à vouloir hâter le développement de ses élèves, le problème serait simplement de trouver les connaissances correspondant à chaque stade et de les présenter de manière assimilable pour la structure mentale du niveau considéré » (1). Dans cette conception où les stades sont conçus avec rigidité, qui n’est donc pas celle de Piaget, les stades du développement mental constitueraient des étapes caractérisées par des contenus déterminés de pensée et correspondraient à des âges constants. Piaget combat cette idée du point de vue de la psychologie génétique…
PHILIPPE : Il ajoute d’ailleurs, comme une preuve de la fausseté d’une telle conception rigide, en montrant qu’elle ne peut ouvrir à une méthode pédagogique viable. Grand théoricien, il s’intéresse aussi à la pratique, notamment dans le domaine de l’éducation.
PHILIPPE : Il a toujours affirmé que les âges donnés pour les stades n’étaient que des moyennes. Plus, même, le système théorique qu’il a développé sous le nom de psychologie génétique prévoit que « leur [aux stades] succession, quoique réelle globalement, n’exclut donc ni les chevauchements, ni même les régressions individuelles momentanées » (2). Il a mené des observations sur le sujet. Par exemple, il a analysé les décalages en compréhension, c’est-à-dire qu’une même « notion peut apparaître sur le plan sensori-moteur ou pratique bien avant d’être l’objet d’une prise de conscience ou d’une réflexion (…) Cette absence de synchronisme entre les différents plans de l’action et de la pensée complique encore le tableau des stades. » (3)
PHILIPPE : ce qui prouve que pour Piaget un stade n’est pas caractérisé par un contenu fixe de pensée, mais par un pouvoir de pensée qui évolue avec ce que construit l’enfant au cours de son expérience et en lien aussi avec les influences du milieu. Donc les sujets varient dans leur développement, mais tous procèdent selon un schématisme constructif commun propre à l’espèce humaine. L’actualisation de ces caractères généraux communs « sont précisément l’indice de l’activité potentielle différenciant les stades les uns par rapport aux autres » (4) mais ils ne figent pas des stades parce que l’enfant n’est pas dans une éprouvette de laboratoire, il vit en interaction avec le milieu physique, social, naturel, humain.
PHILIPPE : Si on ne prenait pas en compte, comme le fait Piaget, les deux aspects (d’une part, la maturation interne, par construction, de la pensée, du langage et de l’affectif ; d’autre part l’influence du milieu au cours des interactions du sujet avec celui-ci) alors, on soutiendrait que « si le développement de la raison dépendait uniquement de l’expérience individuelle et des influences du milieu physique et social, l’école pourrait fort bien, tout en tenant compte de la structure de la conscience primitive, accélérer l’évolution au point de brûler les étapes et d’identifier le plus rapidement possible l’enfant à l’adulte » (5). Il y aurait un contenu de pensée permanent qu’il suffirait à l’école de révéler. On reconnaît la conception dominante où l’enfant est un réceptacle qu’il s’agit de remplir par gavage, selon des méthodes présentées comme savantes. Les grilles de compétences qui forment le livret scolaire numérique de l’élève sont posées a priori à charge pour les enseignants de les révéler au sujet lui-même ! La dernière méthode de lecture éditée par le Ministère sous l’égide de Dehaene poursuit le formalisme du B.A.ba de Bentolila en le mâtinant de neurosciences. Comme le socle méthodologique repose sur la correspondance grapho-phonologique, aucun sourd ne devrait pouvoir apprendre à lire…
PHILIPPE : En conclusion, pour Piaget « il faut reconnaître l’existence d’une évolution mentale ; que toute nourriture intellectuelle n’est pas bonne indifféremment à tous les âges ; qu’on doit tenir compte des intérêts et des besoins de chaque période. Cela signifie que le milieu peut jouer un rôle décisif (…) ; que le déroulement des stades n’est pas déterminé une fois pour toutes, quant aux âges et aux contenus de la pensée » (6) On le voit, dans la conception de la psychogénèse et de la sociogenèse piagétienne les stades sont pensés avec des régressions possibles : rebroussement et chevauchement sont des processus qu’intègre la conception piagétienne des stades. Alors, ces théories qui promeuvent sans réelle rigueur scientifique un mélange de neurosciences et de management doivent être prises pour ce qu’elles sont : des « éléments de langage » de l’idéologie dominante. Prendre en compte l’enfant dans sa réalité psychologique et sociale, physiologique et mentale, affective et cognitive exige de revenir aux fondamentaux du constructivisme dont Piaget nous instruit. Le milieu enseignant, le milieu institutionnel, auront- ils le courage de vouloir comprendre l’apprentissage en arrachant les œillères du fétichisme des compétences, du « néoparle », de la « novlangue » de l’école inclusive ?
PHILIPPE : Et répondre à cette question c’est aussi poser les bases de la finalité de l’éducation à partir des enfants.
Notes
(1) Piaget, Jean, Psychologie et pédagogie, Paris, Denoël-Gonthier, 1969, p.244 – (2) Ibid. p.250 – (3) Ibid. p.252 – (4) Ibid. p.251 – (5) Ibid. p.244 – (6) Ibid. 253